mercredi 13 juillet 2016





Batavia

17 juillet 1936

A sa maman
Sais-tu que des fois tu es une sale femme avec une méchante langue par dessus le marché ? Je t’en  veux, moi, de te moquer de notre Puce, et de notre machine à écrire, disant que ni l’une ni l’autre ne valent quelque chose, et naturellement qu’en dedans de toi tu penses que c’est surtout les propriétaires de ces deux objets qui sont rien du tout, des Dreckli (petites merdes), quoi !
Je mets ta lettre sous le double, vu que mon ruban est de nouveau usé, et pour raison d’économie, il faut qu’il dure encore.
vue de l'est
Merci beaucoup de ta lettre 137 que j’ai reçue avec beaucoup de plaisir et d’impatience de savoir comment se portait mon Caclon (Charlot). Oh comme je peux bien me représenter ma Rötteli assise dans son beau Chalet de nouveau. J’ai repris les photos et les ai regardées un long moment. Notre Chalet est et reste unique. Bien que mes intérêts soient bien loin de Sutz, et que moi aussi j’en vive très loin, le Chalet reste pour moi un coin de terre béni, un refuge où l’on retrouve toute sa jeunesse, le souvenir des beaux jours… Et mon bon Fatherli qui pétouille et tripote toujours le plus sérieusement du monde. Il me semble que là, au Chalet, les méchancetés de la vie ne peuvent pas vraiment nous atteindre. Ah, ce que la vie était bonne, gaie et heureuse, dans mon nid paternel !


Moi aussi je pense encore si souvent à Tatali, et surtout à cette solitude à laquelle elle était condamnée. Cela a dû être terrible pour elle quand Max était loin, mais tout aussi terrible quand il était là, puisqu’il ne prenait jamais d’égards et ne se pliait pas à ses désirs, ne voulant jamais sortir etc. Oui, la Tatali est bien mieux où elle est. Depuis que je suis ici, j’ai déjà eu quelquefois ces ombres qui passaient, ou cette impression que je t’ai décrite dans une de mes lettres précédentes.
Si Charlot avait été mieux soigné au service il ne serait pas dans cet état maintenant. Peu à peu je commence à détester le service militaire. J’ai écrit à Charlot à Adelboden (problème de poumons, cure en altitude).
Tes changements dans la chambre des garçons au Chalet, je n’en sors pas. Tu m’écris que tu as mis les lits à la place du buffet blanc, mais alors les lits sont entre la porte du corridor et celle qui donne sur la galerie où pendaient les saucisses à sécher ? Et ce petit buffet blanc est alors dans le coin où se trouvaient les deux lits des garçons ? Je ne peux pas bien me représenter cela, moi, et je ne crois pas que tu l’ais arrangé ainsi. Enfin, tu m’en donneras encore une fois la description. La chambre des visites doit être bien avec un lit plus petit. Oui, je crois bien que le Chalet est de nouveau High-life avec ces beaux vieux meubles qui lui donnent un cachet que tout le luxe moderne ne pourrait pas lui donner.
Oui, il y aura déjà 3 ans que mon Padre m’a conduite en haut le chemin (du chalet vers l’église pour le mariage) et que nous pleurions tous les deux, et toi, qui était si courageuse. Tu étais splendide. Eh bien, quand tu referas ce chemin pour la troisième fois, tu pourras être aussi heureuse que la première (réf. à ses deux frères). Cette année la fête tombe sur un week-end, ainsi on pourra peut être fêter un peu.
Cette semaine, quand Buby sera loin, je vais me faire mon costume de lin. La jupe est presque prête, reste encore la jaquette, et je pourrai porter mon beau petit jumper avec le petit Hüteli (chapeau) que j’ai acheté. Est-ce que je t’ai parlé de mon Hüteli ? 
le Hütteli

Je suis entrée dans le magasin, j’ai regardé autour de moi, et j’ai sauté sur ce chapeau et personne au monde aurait pu m’en faire acheter un autre. Il est plat comme une omelette mais avec mon costume il sera très stylish. Il y a si longtemps que tu m’as demandé des photos de moi dans mes différentes toilettes, et jamais tu ne reçois rien. Il te faut me pardonner et je t’assure quand Buby sera de nouveau de retour, il va en faire. Nous n’avons plus fait de photos depuis des mois et des mois, par raison d’économies et puis une fois qu’on a perdu l’habitude, on n’y revient pas de si vite.
20 juillet
Oh, il faut que je te raconte une chose qui te fera plaisir. Depuis qu’il est ici, Buby a vu un rapport sur le personnel de la Mexolie. Sur la fiche de Röhwer, à la question « développement général » il y avait écrit : nihil. Sur le dernier rapport de conduite de Buby, Visser a mis : est reçu avec plaisir partout, mais reste distant. Par là Visser a naturellement cherché à excuser certains faits et gestes de sa femme qui nous fuyait et ne voulait plus nous recevoir.
J’ai maintenant pris un abonnement pour aller nager tous les jours à la piscine de Manggarai. J’y retrouve les enfants Bigot et Anne Elout. Il fait beau et c’est sain. J’ai de nouveau bonne mine et me porte bien. Buby aussi grâce à ce Sanatogen.
Je ne sais pas si je t’ai déjà écrit que je ne cuis plus maintenant. Nous mangeons les repas de l’hôtel et jusqu’à présent j’en suis très contente. Tout le monde me dit que j’ai bien raison de ne pas m’en faire et de profiter de mon temps à Batavia. C’est aussi ce que je fais.
Un collègue de Buby, Mr. Bos, demeure aussi ici, c’est lui qui doit s’occuper de l’administration des flats. Il est marié depuis 6 mois et sa femme, bien qu’elle ne soit pas mon genre, ne m’est pas antipathique, alors tous les matins nous allons marcher un peu, soit qu’elle ait des commissions ou que moi j’en aie. C’est bien quelqu’un pour aller faire les magasins et moi je m’en donne une bosse. Je sens déjà comme mon goût se rafermit, il devient de nouveau plus sûr et plus décidé. Je vois tant et tant de belles choses ! Seulement on ne peut pas tout acheter, et heureusement que je ne peux pas coudre aussi vite que je le voudrais, sans quoi je me ferais une toilette tous les jours ! Non, non, n’aies pas peur, je reste raisonnable. Il le faut bien, nom d’une pipe ! 
Au début de ma lettre je te disais que tu avais une si gentille langue, hein ? Et bien, tu n’as pas eu si tort que cela, car ce matin notre Puce n’a pas voulu marcher, et maintenant Soer (le chauffeur des Engelhart) a découvert qu’un des axes était cassé. C’est plus qu’enmerdant, cela coûte de nouveau terriblement cher et met mon budget sens dessus dessous. Je n’ai déjà plus le sou et nous avons déjà entamé notre paye du mois prochain. C’est affreux, mais je n’ai pas de dettes. Ces Fl. 400.- de paye me semblaient une vraie fortune au commencement, mais diable, je crois que je n’arriverai pas même à mettre quelques sous de côté. Enfin on verra, c’est sûr que maintenant il a fallu commencer et faire ses expériences, je connais aussi mieux les magasins et peux acheter plus avantageusement.
Pendant que j’y pense, il ne faut pas me gâter pour ma fête, tu le fais déjà assez pendant toute l‘année. Je viens de recevoir l’avis de deux petits paquets qu’il faut aller chercher à la poste. Je pense que ce sont les bérets et les Sie &Er. (magazine suisse allemand).
Mais revenons à nos moutons. Je voulais te dire d’acheter des chemises et des petits pantalons que tu donneras à Tante Engel. Je ne veux pas des Cosy, mais des choses du Lama, c’est encore les articles qui ont le mieux tenu ici, seulement maintenant ils commencent à lâcher. N’achète pas de luxe, mais du mince et du solide. J’aime bien qu’il y ait une bonne coupe mais pas besoin de jolie dentelle etc. Il faut que cela soit solide avant tout, de la bonne qualité qui résiste bien aux lavages. Tu peux m’acheter des chemises et des petits pantalons ou aussi des culottes, cela m’est égal. Enfin tu sais bien ce que j’aime, hein, tu m’en as déjà si souvent envoyé. Cela je vais te le payer. Je t’écris toujours que je vais te payer et ne le fais jamais, c’est à en avoir honte, mais n’est-ce pas tu ne perds pas confiance en moi, tu sais bien que je le ferai un jour une fois, sitôt que j’en aurai l’occasion.
Il y a encore une chose que je voudrais te demander. Si cela ne te fait rien de te séparer des deux perles que Stern t’a données, tu sais, pas cette dernière fois, mais à sa visite précédente, eh bien, cela me ferait plaisir de les avoir, car ici j’ai l’occasion de les faire monter bon marché. Pour le reste, je ne désire rien d’autre.
Je ne sais pas si je t’ai écrit que j’avais l’occasion de faire faire un buste sur mesure ici. Cela me reviendrait à Fl. 22.50, soit environ Frs.s.45.-. Je ne crois pas que je vais en commander un aussi longtemps que je suis ici à Batavia où j’ai tant d’occasion de coudre avec des patrons, des leçons, des conseils etc. mais si un jour il nous faudra retourner à une fabrique et que je serai loin de tout, alors avant de quitter Batavia je commanderai un buste pour avoir plus de facilité.
Voilà, mon Buby est parti. Son bateau quittait à 4 heures cet après midi, mais il a encore dû aller travailler au bureau, ainsi il est parti d’ici à 2 h. comme d’habitude, de sorte que je n’ai pas été le voir partir. D’un côté cela vaut mieux ainsi, depuis que je t’ai quittée, que je vous ai tous quittés à Bienne, je déteste tous les départs. Cela m’a bien fait de la peine quand Buby est parti, mais tout de même moins que si j’avais été au bateau. Maintenant ils voguent dans la belle nuit étoilée, et demain ils seront à Semarang. Il doit faire si beau sur la mer maintenant, et je pense qu’ils vont se ficher une bosse à faire la noce. Ils voyagent première classe et Elout est invité par la compagnie de navigation parce qu’il lui fait faire beaucoup d’affaires de transports de coprah. Tu peux te penser ce qu’ils seront fêtés, ces deux, pendant les 5 jours que dure la traversée.
Quand tu as rencontré Elsy Amsler, ne lui as-tu pas dit que je n’avais pas le temps de lui écrire, et d’ailleurs que je lui envoyais un cadeau par madame Engelhart ? Tu n’as pourtant pas perdu cette lettre où je te dis tout ce que tante Engel doit te remettre et que toi tu devras distribuer. Pendant que j’y pense, si tu peux aussi donner quelque petite chose à madame Gassmann de ma part, cela ferait bien mon affaire. Ils m’envoient toujours si régulièrement le Journal du Jura. Je le reçois à Batavia maintenant. Je pense que mon Padre leur a donné l’adresse. 
Merci de toutes les nouvelles que tu me donnes. Alors tes voisines ? elles t’en ont encore fait voir ? Je pense que la Hanny est enceinte. Cela doit les étonner bien des fois que je ne le sois pas encore. Qu’est-ce que cela doit les faire jaser. Pourvu qu’elles te fichent la paix, ces deux vaches.
Cette semaine un soir j’irai souper avec Does au restaurant chinois. Il retourne samedi à Keboemen et comme il va avec sa voiture, il m’a offert de l’accompagner, car peut être que Oscar reviendra par Keboemen, mais je ne crois pas que je le ferai. Je n’ai aucune envie de revoir les deux chipies. Mais enfin il fait encore mieux ici. Cela ne me fait rien du tout d’être seule, il y a des gens tout autour de moi, partout on entend la radio etc. et madame Bos vient aussi de temps en temps voir ce que je fais. Je suis aussi invitée à souper chaque soir chez les Bigots, et il faut que j’aille chez Anne Elout aussi. Elle a beaucoup changé à son avantage, Anne, depuis qu’elle attend son baby, et elle m’aime bien, je le sens, et lui aussi. Et Bep Bigot aussi. Pour le moment nous n’avons pas encore beaucoup d’autres connaissances mais cela viendra.
J’espère que tu ne te feras pas trop de souci à cause de ma lettre précédente, qui sonnait un peu bleue ? Maintenant je suis de nouveau tout à fat remise, tranquilise-toi. Je suis très contente et satisfaite de ma vie et toujours heureuse avec mon Buby, qui m’aime toujours bien. Seulement par moments il est si fatigué, comme ces dernières semaines, et il a eu beaucoup de difficultés au bureau parce qu’il n’a pas d’expérience avec la Banque, alors quand il rentre il est vidé et ne dit pas beaucoup. La Ge… est assez bête pour croire qu’il ne l’aime plus autant, ou se faire des idées….
Je tombe de sommeil maintenant et je vais te quitter pour aller au lit.
Cette lettre je l’écris à toi seule, mais tu en donneras aussi la lecture à mon Faaatherli, gäll ?
J’ai reçu des racines à rhumatisme très grosses cette fois, je vais les lui envoyer. Et mes frères, il y a longtemps que je n’ai eu de leurs nouvelles. Comment va Loulou maintenant ?
Un bon muntschi à chacun et toujours mes meilleures pensées pour vous tous.
Votre Ge…



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