Batavia
4 août 1936
A sa maman
Voilà déjà
une semaine que j’ai reçu ta chère longue lettre
no 138. J’étais bien contente d’avoir de vos nouvelles, surtout que Buby
était loin. Il est revenu samedi soir et je te garantis qu’il y a eu immense fête au village. Nous étions les deux
si contents de nous revoir. Moi, je me plaisais bien en vacances, c’est à dire
seule à la maison. Pendant ces 15 jours j’ai exactement fait ce que je voulais
et me suis cuit un tas de bonnes choses que Buby n’aimait pas, comme des
rognons par exemple. Tous les jours j’ai mangé une tête de salade, et une
grosse. Avec les feuilles vertes du dehors je me faisais de la soupe, de la
bonne soupe bien verte avec beaucoup d’oignons. Ce que j’en ai bouffé, des
oignons ! Malgré tout je connais une girlie qui n’a pas marché vers la gare, mais
qui a volé une demi heure à l’avance. Je ne tenais plus en place, c’était
si chic d’aller attendre mon Buby. J’avais mis ma belle robe rose de Max, et un
hüteli neuf dans lequel j’ai eu du succès.
Pendant
que j’y pense, tu m’as écrit que tu allais acheter un chnöpfli-sieb pour tante Engel. Ne fais pas cela, c’est jeter
l’argent par la fenêtre, car je suis sûre qu’elle ne les appréciera pas. Ils
mangent déjà tant de riz et un tas de ces choses javanaises qu’ils ne voudront
sûrement pas de chnöpfli. Les manger en Suisse, à titre de curiosité, oui, cela
ils l’apprécieront mais les faire ici aux Indes, non, jamais, comme je les
connais. C’est bon pour moi, à qui les chnöpfli rappellent la Suisse, la
maison, mais des étrangers n’y verront rien de spécial. Non, ne lui achète
rien, vraiment. Si elle trouve quelque chose d’intéressant, elle l’achètera
bien elle-même, mais toi, sois une fois raisonnable et ne bourre et ne gâte pas
les gens, et surtout pas déjà d’avance et en pensées. Il se peut très bien que,
quand tu la verras, tu demanderas comment est-ce possible que ta girlie ait pu
aimer cette femme ainsi. Pour comprendre cela, il faut connaître la vie ici
etc. où tante Engel est vraiment à sa place et la remplit d’une façon
extraordinaire. Mais je ne me fais pas d’illusions sur l’impression qu’elle
fera en Suisse. Enfin, passons là-dessus. Je ne leur ai plus écrit depuis le
mois d’avril, c’est honteux….
Buby est
assez content de son voyage, quoique il ait eu quelques différends avec Elout Ces deux natures sont si
différentes, Elout qui est du vif-argent et Buby qui est réfléchi et calme. Il
y a surtout eu que Elout a fait arranger par ses amis une petite fête à Soerabaya. Oscar avait compris qu’il y aurait aussi
les Sayers, des gens de la fabrique de Kediri, et il s’est dit que ce serait
bien gai et agréable, mais quand ils sont revenus à Soerabaya, l’ami d’Elout
leur a raconté qu’ils allaient faire une
bombe formidable avec des poules, l’une s’appelant la Marie à fesses et l’autre la Bertha
à nichons, etc, etc. Quand Buby a découvert qu’ils étaient de toutes façons
plus d’hommes que de femmes, il a cherché une excuse pour se retirer. L’excuse,
il l’avait assez bonne, car à Makassar
(île de Sulawesi sud) on lui a volé
son porte-monnaie avec Fl.25.- dedans. Justement le beau portemonnaie que tu
lui avais fait de cadeau. Cela lui a bien fiché les bleus. Enfin, quand au
dernier moment Buby s’est retiré de la fête, Elout et surtout son ami se sont
bien fâchés. Je ne peux pas blâmer Buby de ne pas avoir voulu aller faire une
bombe pareille, cocktail parties et tout ce qui s’en suit, mais maintenant il a
un peu perdu de la sympathie d’Elout, et cela c’est embêtant. Enfin, on verra
comment les choses s’arrangeront.
Pendant
leur absence j’ai souvent vu Annie Elout,
et je te dis, je n’ai fais qu’écouter ses misères et ses chagrins. Ce qu’elle
en a vidé de la bile chez moi ! Surtout qu’elle n’a pas le sou, elle ne
peut même pas acheter les langes nécessaires pour son poupon qui va venir, elle
ne peut pas se payer d’habits, rien, rien, elle est terriblement amère et elle
crie sur la Banque parce qu’ils ne donnent pas assez de salaire. Oui, diable,
et de son côté Elout fait la noce quand il peut, et paye des bonnes bouteilles
de gauche à droite. Buby a naturellement aussi dû faire avec un peu, ce qui
fait qu’il a dépensé plus qu’il n’ose déclarer comme frais. Elout aussi, bien
sûr. Enfin, il va falloir user de
diplomatie et tâcher de raccommoder cela. Tous les débuts sont difficiles.
Buby a beaucoup appris par ce voyage, et ces expériences ne sont pas perdues
non plus. Qui vivra verra. L’essentiel c’est que Buby et moi, on s’aime et se
comprend bien, on est en santé et on n’a pas de dettes.
Pour en
revenir à Charlot, si tu m’avais écrit tout de suite de quoi il s’agissait, je
ne me serais pas tant fait de soucis, mais tu m’avais seulement écrit qu’il
avait un peu sur les poumons, alors, tu comprends, on peut se penser beaucoup de
choses. Je suis bien, bien contente qu’il aille mieux.
Merci pour
les cosy (sous vêtements) du Lama. Tu
m’avais déjà une fois envoyé une combinaison pareille, la coupe était très
bonne et j’en suis très contente. Il y a quand même une très grande différence
de prix avec les articles d’ici. Et sais-tu surtout ce qu’il y a ? les
combinaisons qu’on peut acheter ici, sont le plus souvent en soie artificielle, en milanaise. C’est
très joli, mais quand tu transpire, c’est froid et mouillé, tandis que le simple coton comme ceux que tu m’as
envoyé jusqu’ici, cela prend bien la transpiration sans rester mouillé, parce
que l’air passe bien. D’ailleurs on ne peut pas trouver les articles suisses,
personne ne les importe parce que cela donne trop d’histoires avec les
contingents.
Avant hier
dimanche, nous avons ri comme des fous. J’avais oublié de préparer la nappe
propre et les serviettes etc. Alors Soer
(djongos et chauffeur) a cherché
lui-même dans le buffet, et misère, à midi je me suis aperçue que nous mangions
sur un drap de lit ! Si tu
allais raconter cela à quelqu’un en Suisse, ils se demanderaient quelle sorte
de ménage je dois avoir, qu’on doit être de beaux cochons etc ! Mais
vois-tu, un Javanais ne fait pas de différence, pour lui du blanc c’est du
blanc ! Mais nous avons bien ri les deux.
Mes bien
chers, merci pour tous vos bons vœux de bonne fête. Comme d’habitude, tu as été
la première à me féliciter, Mamali, et cela m’a fait plaisir. Nous allons fêter
samedi soir en allant manger chez le Chinois. Personne ne le sait ici, et nous
en sommes bien contents, ainsi on n’a pas besoin de recevoir et nous pouvons
nous payer du plaisir par nous-mêmes.
J’ai bien
reçu les beaux gants de Tata, son béret etc. et j’en suis bien contente.
J’avais raconté à Annie Elout que tu allais m’envoyer ce cape de Tata, parce
qu’enfin, il faut bien que je lui parle de quelque chose aussi (quand elle m’en
laisse l’occasion !) alors figure-toi que deux trois jours après elle me téléphone pour me
demander quand je le recevrai, et si peut être je pourrais le lui prêter pour
le temps qu’elle est encore enceinte. Ainsi, elle ne serait pas obligée
d’acheter un manteau et de faire de nouvelles dettes. Heureusement qu’elle n’a
pas vu ma figure au téléphone. Tu me dis que ce cape était plein de trous de
gerces, est-ce que je pourrai tout de même le porter le soir à l’hôtel dans les
montagnes ? Je vais doubler à neuf mon manteau noir et blanc pour la
troisième fois. Il est impayable vraiment et je crois que tu vas encore me voir
revenir avec, tu verras. Nous ne savons pas encore quand nous irons en vacances. Cela va se décider
un de ces jours, sitôt qu’Elout sera de nouveau d’humeur normale et que Buby
pourra causer avec lui.
Ce matin,
en me promenant avec la madame Bos
d’ici en bas nous avons passé devant l’église catholique et nous y sommes
entrées. Cela m’a fait une heureuse impression et vite en cachette j’ai prié
pour tous mes chers. J’irai encore quelques fois et je préfère cela aux sermons
des pasteurs réformés qui sont si
rigides et si étroits d’idées souvent ici.
Demande à
mon Padre ce que c’est que les montres en acier « staybrite » ?
Quelle sorte d’alliage est-ce que c’est ? J’en ai vu des réclames d’Omega
dans l’Illustré. J’aimerais bien être
à Sutz pour bouffer des groseilles autant que toi, Padre. Merci pour ton petit
billet et tes vœux de bonne fête. Je penserai à vous, comme vous aussi penserez
certainement à moi et aux jours de 1933. Mon Faaatherli qui m’a menée à
l’église, mon cher, cher vieux macaroni, tu sais que je t’aime bien.
J’ai maintenant
commencé de porter ta belle petite blouse avec ma jupe en lin faite pendant
l’absence de Buby. Tu devrais voir comme elle me va bien. Je la porte avec une
large ceinture en daim marron. C’est High-life.
Et tes bigoudis aussi je les emploie tous
les jours maintenant, ayant les cheveux assez longs pour les rouler en boucles.
Je porte toujours le diadème que Faaather m’avait envoyé, devant les cheveux
plats, tirés en arrière et retenus par ce diadème, et le derrière de la tête
plein de petites boucles. Cela me va bien et me donne un air de gamine d’école.
Mamms, je n’oublie pas les photos !
J’ai
décidé de ne t’écrire qu’une demi page, me réservant l’autre pour un mot à Chuggou
si j’y arrive. C’est que je dois aussi écrire à papa Woldringh, Oscar n’en
ayant pas envie, vu qu’il a beaucoup de travail en retard au bureau.
Does
v.Tinteren est donc reparti – oh zut, je vous ai déjà écrit cela, qu’il voulait
par force m’emmener à Keboemen, où Wies aurait tant aimé m’avoir pour quelques
jours. Mais ds Näggeli a tenu bon ! pas de retour.
Je dois
encore te raconter quelque chose de terrible qui m’est arrivé. Tu sais que j’ai
une petite table de toilette, c’est plutôt une glace au mur avec un tablard
devant et de petits tiroirs pour nos objets de toilette. J’avais donné une
place d’honneur à ton miroir à main,
tu me l’avais donné pour ma fête il y a environ 10 ans. J’étais en train de me
coiffer quand on m’appelle au téléphone et je ne sais pas bien comment c’est
arrivé, mais brrr ! voilà le miroir par terre, brisé. J’en ai été
malheureuse toute la journée.
Le soir,
11 heures. Maintenant je n’ai plus le temps d’écrire à Loulou. En lisant le
journal ce soir en prenant le thé, on a vu une annonce d’un beau film, et hop !
on y est allé. Ici il y a toujours deux représentations par soirée, la première
commence à 7 heures jusqu’à 9 heures et l’autre de 10 heures à minuit. Nous
avons été à la première et comme il faisait un beau clair de lune en sortant,
nous avons marché à la maison. J’en ai joui, je te dis, de la circulation, des
réclames, du va-et-vient, du pittoresque du quartier chinois que nous
traversions, avec tous ces petits restaurants, ces tavernes, des fumeries d’opium, etc. Il suffit de
tourner le coin d’une rue pour se trouver dans un quartier High life de
nouveau, avec ses belles villas, ses parcs et tout Je te dis, Batavia est
diablement intéressant, et c’est une ville que j’aime déjà de tout mon cœur.
Je ne t’ai
pas encore demandé comment va ta santé et pourtant je pense beaucoup à toi et
ton genou. Pourvu que tu saches te soigner et qu’il n’y ait pas de
complications.
Maintenant
je dois vous quitter, Ge……
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