mardi 20 octobre 2015






21 mai 1934

Keboemen les Bains

Ouf ! quelle semaine, et surtout quelle fin de semaine ! Mais commençons par le commencement, comme toutes les gens d’ordre.
Mardi passé à midi, la Ricshaw (nouveau nom de madame Röhwer, elle s’appelle Marie, et veut qu’on lui donne le petit surnom de Ric, qu’elle trouve élégant, alors j’en ai fait la Ricshaw pour notre usage particulier !!!) est venue nous demander si on avait envie d’aller à Premboen jouer du tennis, le soir. Oui, nous étions d’accord et à 5 heures, je suis partie en auto avec la Ricshaw, madame Hartong et encore une demoiselle de la ville, Miss Barker, institutrice à l’école chinoise, pendant qu’Oscar prenait le train avec M. Röhwer et v.d.Bijilaardt, de la fabrique de glace (je l’appellerai « Glaçon » pour plus de simplicité. A Premboen, chez les Engelhart nous étions une vingtaine, et comme leur tennis est illuminé, nous avons joué jusqu’à minuit. C’était très agréable, Mme Hartong avait apporté des sandwichs et de la tourte et nous avons soupé ainsi toute la flotte, pendant que les Engelhart prêtaient leur djongos et servaient à boire, du thé, de l’eau glacée et du sirop. Vous voyez que tout se passe très simplement, sans chique, et surtout sans dérangement, pas d’alcools, c’est trop cher. Une autre fois, c’est nous, la Ricshaw et moi, qui apporterons à manger, soit du nasi goreng ou l’un ou l’autre plat chinois. Nous avons eu une soirée très agréable, pour la première fois j’ai aussi joué au tennis et grâce aux leçons de Buby je n’ai pas trop mal joué, mieux que beaucoup de dames. Nous sommes tous rentrés en auto, moi dans celle des Röhwer et les messieurs dans celle des Hartongs. J’ai vu le jardin de madame Engelhart, mes chers, c’est une merveille. Elle a des centaines de sortes de fleurs et un jardin potager qui a excité mon envie, d’immenses têtes de salades, des laitues etc. Attendez que les miennes poussent ! Elle a aussi une nichée de jeunes chiens, et elle va nous en donner un, sitôt qu’elle peut le séparer de la mère. La race est douteuse, mais je crois que cela donnera une gentille petite bête. Oscar en a un plaisir fou. M. Engelhart m’a demandé des timbres avions suisses, naturellement que je vais lui en donner une série, Faaather, tu ne grogneras pas, et vous m’en mettrez toujours de toutes les sortes, s.v.p. Ces E. sont de gentilles gens, pas de mixed pickles, vraiment de la bonne société. Elle, elle est laide comme tout, on peut la comparer à un morse avec deux dents de chaque côtés de la bouche, et pas de menton, ou plutôt deux, trois escaliers fuyants, mais quand on la connaît, on ne voit plus son extérieur.
Mercredi matin à 8 heures j’ai été avec les Hartongs et le Glaçon à Poerworedjo de nouveau, M. Hartong allait chez le dentiste et j’ai profité d’aller voir. C’est un dentiste chinois qui travaille excessivement bon marché. Je voulais d’abord aller voir pour me rendre compte avant de lui confier ma gue… Ma première impression de son cabinet dentaire m’a été une terrible déception, figurez-vous la rue principale de Poerworedjo, une rue d’une vraie ville des Indes, des maisons à un étage, des boutiques chinoises, tout ouvertes sur la rue, tout se fait dehors ici, une maison un peu mieux entretenue que les autres, on entre dans une espèce de réduit, plutôt une pièce formée par des cloisons de bois naturel et séparée en deux par une cloison de verre mat. Dans la première pièce, celle dans laquelle on accède par la rue, se trouvent 4 fauteuils en osier et une table. Derrière la cloison de verre se trouve le cabinet dentaire. Un petit lavabo, un affreux fauteuil de moquette rouge, avec un machin pour la tête recouvert d’un linge propre, une table en fer recouverte de verre, et une petite armoire dito, où se trouvent les instruments. 
dentiste en 1934

Aux parois quelques attestations de clients européens satisfaits. Le dentiste est un petit homme, il avait mis une blouse blanche bien propre, et il travaille vraiment d’une façon sans reproche. Hartong s’est arrangé toute la bouche, dont un pont, plusieurs couronnes, une plaque, et deux de ses gosses auxquels on a tiré et plombé plusieurs dents. Le tout lui a coûté Fl. 85.-- tandis que pour le même travail un dentiste européen à Djocja demande dans les Fl. 500.-- . Vous pouvez penser que la différence est appréciée dans ces temps de crise. Enfin, voyant comme il travaillait sur M. Hartong, j’ai surmonté ma déception quant au cabinet dentaire et je me suis confiée à lui pour une visite qui n’engageait à rien, après tout ils ne sont pas ainsi ces chinois, on peut les traiter un peu plus librement que nos dentistes chez nous. Enfin, il m’a bien visité la bouche et n’a pas trouvé de trous, sauf un minuscule à une de mes dents de devant. Il a dit qu’il allait le faire directement. J’étais un peu bête, mais ne le comprenant pas très bien, il ne parle que malais à part son chinois, je suis restée assise dans son affreux fauteuil et le regardais s’approcher  avec la fraise. Il a une fraise qu’il meut avec le pied, pas d’instruments électriques dans l’usine. Il travaille excessivement soigneusement, il m’a fait un plombage de porcelaine, pour qu’on ne voie rien, et en moins de dix minutes j’étais prête. Je lui ai demandé ce que cela coûtait, que je voulais payer directement puisque je ne reviendrais plus pour quelques mois, il m’a dit que cela ne coûtait rien, que cela ne valait pas la peine d’en parler. J’ai trouvé cela chic et l’ai quitté évidemment satisfaite. Tout est primitif, mais il travaille proprement, il se lave toujours les mains, et change d’instruments pour chaque client. De plus il travaille bien, moins brusque que Vinzu en tous les cas. Il s’appelle M. Chiong (pas de mauvaise odeur svp). Il a beaucoup de clients européens, car que veut-on par ces temps on ne peut pas payer des notes impossibles sans compter les voyages à Djocja par exemple qui reviennent à Fl. 5.-  chaque fois. Ici pour aller à Poerworedjo, on se met plusieurs ensemble, soit dans l’auto du Glaçon ou dans celle des Hartong, ce qui économise la benzine et les frais. De plus c’est assez rigolo d’aller ainsi en bande. Poerworedjo est à une bonne heure d’auto d’ici, et à quelle allure, vous pouvez penser, ici on file autrement que sur la route de Sutz, il y a moins de contours ici. Ce que la Suisse va me sembler petite quand j’y reviendrai, une fois qu’on est habitué aux distances d’ici.
Le jeudi j’ai travaillé à ma robe qui est enfin prête plus que la ceinture que je fais en cordon tressé. Le soir nous avons été jouer au tennis avec Buby, voilà que la Ricshaw s’amène avec son vieux. Je n’aime pas avoir chicane avec les gens. Suffit, elle m’a foutu les bleus cette sale vache, pour toute la soirée. Bref, comme il y avait longtemps que je leur avais promis une invitation pour une rijsttafel, j’ai invité les Röhwer pour dimanche, donc hier Pentecôte, avec le Glaçon. Vous pouvez penser avec quel plaisir j’allais à la rencontre de ce dimanche de Pentecôte ! Pour comble, mon djongos a eu un accident samedi soir, il s’est rencontré avec une moto, sa petite fille qu’il avait avec lui sur le vélo a, paraît-il un immense trou dans la tête, au-dessus de l’œil. Il est venu dimanche matin, sachant que j’aurais des visites, mais nous l’avons renvoyé. Il n’était pas en état de travailler. Me voilà donc dimanche matin, occupée à tout arranger, à mettre la table etc. Cela n’a fait bien plaisir de le faire moi-même, cela sentait la maison, quand nous attendions quelqu’un. J’ai bien décoré la table sans toutefois me donner trop de peine pour faire du chiqué. La journée a été presque un succès. A un moment donné, la conversation est tombée sur les jeux de hasards, on a parlé du baccarat et de fil en l’aiguille les messieurs se sont mis à jouer. Le Glaçon aime bien le jeu, le vieux Röhwer aimait bien faire voir qu’il avait aussi joué beaucoup de son temps de marine, et Oscar comme hôte n’a pas osé contre dire. A la fin, nous les femmes on a joué avec aussi. Oscar a eu beaucoup de chance, et le Glaçon aussi, tandis que le vieux R. a toujours perdu, en tout près de Fl. 8.- . A la fin, Oscar a dit carrément qu’il préférait arrêter parce qu’il ne trouvait pas correct que lui, comme hôte, gagne et fasse perdre ses invités. Le Glaçon, que cela amusait, voulait par force continuer et le vieux R.  ne voulait pas se tenir pour battu. Enfin nous avons quand même réussi à les faire cesser en leur disant encore une fois carrément que nous trouvions cela désagréable. Oscar a gagné Fl. 4.- (ce que je ne trouve pas désagréable du tout) mais tout de même, nous sommes bien décidés à ne plus les inviter. Après la rijsttafel j’avais fait faire une glace au caramel, que la baboe a faite trop douce personne ne l’a mangée.
Ce matin, Mme Visser est venue un moment, elle était de nouveau très gentille. Bah ! la Ricshaw aura beau la monter contre moi, je ne crois pas qu’elle y réussira complètement et si jamais c’était pourtant le cas, eh bien, je saurai bien me tirer d’affaire sans elles. D’ailleurs, je m’y attends toujours, vu que ces deux femmes sont mixed pickles, je ne perds pas ce fait de vue et me tient toujours gentiment sur mes gardes. Madame V. n’est pas une amie intime pour moi, mais c’est quand même une amie sur laquelle je pourrai compter sûrement quand j’aurai besoin de ses conseils et de son aide. Elle n’est pas mon genre, nous sommes très différentes, mais c’est tout de même une femme charmante et elle sent bien que je ne suis pas la première venue. Madame V. ne me fera jamais de crasses, jamais.  Et voilà mes chers, vous ne pouvez pas vous plaindre de mes nouvelles cette semaine ; vous êtes maintenant au courant de ma vie au jour le jour.
zinnia

J’ai un zinia jaune orange directement sous ma fenêtre, j’en ai un plaisir fou. Est-ce que je t’ai jamais accusé réception de ton envoi de zinnia et de salade ? je les ai bien reçus et en bon état. C’est donc le deuxième envoi de semences.
C’est lundi de Pentecôte aujourd’hui, pour cette occasion M. V. a fermé le bureau et Buby qui attrapé un rhume je ne sais où ni comment, en profite pour dormir à poings fermés sur le pieu, mais il est de piquet. Demain il sera tout seul à la boîte, le comptable Nieburg est à la fabrique de Tjilatjap (Cilacap) pour quelques jours et M. V. va à Semarang demain. Ses connaissances de comptabilité avancent bien, il bûche sérieusement, le soir, il tombe de sommeil, souvent il ne lit même plus son journal. Je lui donne maintenant une tasse d’Ovomaltine tous les matins, pendant que moi je prends l’œuf dans du vin. J’ai tous les jours un œuf frais de ma propre poule.
Merci beaucoup de votre courrier du 8 courant, lettre 34, et aussi pour la lettre de Charlot du 13 avril avec deux petits croquis, quel plaisir d’avoir mon Faather. Je parierais n’importe quoi qu’il lisait quelque chose de l’affaire Stavisky ou en tous cas quelque chose qui l’intéresse. Et le peuplier à Sutz, Chaggeli, c’est trop beau. Tu as aussi bien saisi l’attitude de maman en promenade.
Oscar n’a pas reçu de lettre encore cette semaine. Je pense que vous savez que l’avion d’Amsterdam à Bandoeng a changé son horaire, il part plus tôt maintenant. Nous recevons nos lettres le vendredi au lieu du dimanche. J’aime bien mieux, cela nous donne du temps de répondre. Nous sommes maintenant définitivement dans la  saison sèche, c’est merveilleux. Bien que nous ayons toujours beau temps, plus de ciel gris, la chaleur est très agréable pas du tout accablante, toujours une petite brise fraiche et les nuits par contre sont franchement froides, non c’est peut être trop dire, mais en tous cas très très fraîches.
Stp Mamali, ne laisse pas circuler cette lettre à droite et à gauche, excepté dans la famille.
Merci pour les échantillons de ta robe, je les trouve très bien. Il te faut toujours m’en envoyer, pas ? Addio mes chers, Ge…..



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