vendredi 23 octobre 2015




Fin mai 1934
(probablement le 26.5.1934)

Keboemen

Lettre à Flock


En relisant ta lettre du 16 novembre il me semble avoir quitté Batavia que depuis deux jours au plus. En même temps je suis tellement familiarisée avec la vie ici. Je vais tâcher de te la décrire, et de satisfaire ta curiosité, mais hélas, où commencer ?
D’abord, grand merci pour ta lettre, ta carte de bons vœux pour la nouvelle année, et merci aussi de ta sympathie lors de notre deuil (décès de Linette 24.12.33, sœur d’Oscar). Tu comprendras que pendant longtemps nous n’avons pas pu écrire, si ce n’est échanger notre correspondance régulière avec la maison. Nous avons été très accablés, n’ayant appris la nouvelle que le 24 décembre. Tu peux te penser ce qu’a été notre Noël ! Et puis, lentement, doucement la vie a repris son cours et le temps, ce grand guérisseur, se charge aussi de cicatriser notre blessure.
Par une lettre de maman, j’ai appris qu’elle a passé une après-midi vers toi, elle m’a aussi appris la bonne nouvelle. Tous mes vœux, ma chère, je pense souvent à toi, et me réjouis de recevoir de tes nouvelles, de très bonnes j’espère. Lors de sa visite, tu auras sûrement été renseignée sur mon compte, de sorte que je ne vais pas te répéter tous les détails de mon installation. Les premiers jours ici n’ont pas été banals, je t’assure. Monter une maison, quand on ne l’a jamais fait, et surtout commander à des gens dans une langue qu’on ne connaît pas et qu’on ne comprend pas, brrr ! il a fallu surmonter bien des moments cocasses. Mais maintenant tout marche sur des roulettes. 
J’ai d’abord commencé avec deux domestiques, la baboe arrive le matin à 7 heures, lave le linge, fait la chambre à coucher, cuit le dîner. Quand elle a relavé ses casses et ustensiles, elle part manger, elle revient aux environ de 3 heures pour repasser le linge qui a séché depuis le matin, elle prépare le lit, plutôt la moustiquaire pour le soir, cuit le souper et s’en va. Le kebon, c’est le jardinier, est chargé de porter l’eau du puis à la cuisine, doit nettoyer toutes les dépendances, telles que salle de bain, réduit des provisions, prend soin du charbon, des poules et des canards, du jardin et nettoie les planchers ; Il fait aussi les commissions, et mille et un petits travaux nécessaires. Le djongos, lui, arrive le matin à 5 1/2 heures, doit nous réveiller en grattant aux jalousies, alors je vais lui ouvrir. J’ai imaginé ce système pour me faire sortir du lit et m’empêcher de faire la paresseuse. Une fois à la cuisine il fait le café que nous buvons après avoir baigné. Ensuite pendant toute la journée il s’occupe de la maison, fait les chambres, met la table, nous sert, prend soin de nos livres, des meubles etc. Après avoir relavé la vaisselle lui aussi s’en va manger et ne revient qu’à 3 ½ heures parce que le soir il ne rentre presque jamais avant 8 ½ heures, après que nous ayons soupé. Quand nous avons des visites, il reste naturellement aussi longtemps que je le juge bon. Ainsi chacun a son travail, le fait silencieusement, ils marchent toujours nu pieds, lentement, posément, toujours avec la même expression du visage. Jamais tu ne t’aperçois s’ils sont contents ou mécontents, toujours la même figure brune, lisse, luisante, et les grands yeux noirs si sérieux mais si beaux. Ils ont tous des dents magnifiques, bien soignées, avec beaucoup d’or surtout. Pour eux c’est le comble, des dents en or, alors ils se croient beaux. Ce sont des enfants, tu sais, quelques fois ils rient quand ils ne se croient pas surveillés. Je ne sais pas leurs noms, ni où ils habitent, je ne sais pas s’ils sont mariés ou pas. Quand on les traite bien, ces Javanais sont excessivement dévoués et j’ai appris à les aimer beaucoup, je les fais marcher sans trop de peine. Un peu de tact, de la bienveillance et surtout de la patience au commencement et on se les attache pour de bon. Ma baboe a des attentions touchantes souvent, bien que cela ne l’empêche pas de toujours prélever quelques sous sur l’argent du marché. Elles font toutes cela, malgré tout je lui ai fait sentir que j’avais confiance en elle, et vraiment elle ne me vole pas autrement. Les autres dames ici ont tout enfermé, chez moi tout est ouvert, elle peut se servir à discrétion mais elle ne le fait pas. Elle sait qu’elle doit économiser et que quand la njonja (se prononce nionia, madame) est contente, elle distribue des poignées de riz ou quelques sous. C’est, à mon avis le secret d’une maison qui marche bien, considérer les domestiques comme des aides, les rendre contents en leur faisant voir qu’on sait apprécier leur travail et la peine qu’ils se donnent de vous satisfaire même quand ils n’y réussissent qu’à moitié au commencement, en un mot, constituer une atmosphère agréable de coopération dans le travail. Je n’y suis pas arrivée du premier coup, mes gens sont venus à moi avec méfiance, il a fallu les conquérir et mon ignorance de la langue me rendait la chose encore plus difficile, mais j’étais résolue à mettre en pratique  mes idées formées par beaucoup d’observations et de lectures à ce sujet sitôt que je serais chef dans ma propre maison et maintenant j’en suis récompensées. Je ne changerais pas  avec n’importe quelle jeune femme en Europe, maintenant. La vie ici est large, insouciante, moderne et tellement moins compliquée que chez nous Chacun fait comme bon lui semble, les mauvaises langues par exemple ne manquent pas, mais c’est étonnant comme j’ai appris à prendre ces choses du bon côté, à ne pas m’en faire le moins du monde. Je crois bien que je subis un peu l’influence du caractère oriental, et, après tout, je n’en serais pas fâchée j’y gagnerai. Il y a tant à apprendre ici, c’est fou ce que c’est intéressant, et justement parce que je vis dans un petit coin, loin de tout.
Ah ! oui, ma chère, ici pas de distractions hors celles que tu sais tirer de toi-même. Il y a bien un cinéma qui présente des films de 1920 comme dernière nouveauté ! Nous vivons avec la nature qui est splendide, et vraiment remplace amplement les distractions européennes. Nous lisons beaucoup, recevant chaque semaine une caisse contenant une vingtaine de revues, de magazines, en hollandais, français, allemand et anglais, plus deux romans choisis parmi les meilleures nouveautés. Avec cela je bûche mon hollandais qui marche déjà très bien, et le malais aussi. Nous allons commencer le javanais sous peu, mon mari et moi. Nous faisons aussi passablement de tennis, mon mari a entrepris de m’entraîner selon toutes les règles, j’en suis ravie. Nous n’en avons pas encore fait énormément parce que nous avons eu la saison des pluies. Elle tire à sa fin maintenant et les vraies chaleurs vont commencer. Elles dureront 3 mois, pendant lesquels toute sèche la terre meure de soif. La nature est un peu folle ici, elle n’a pas de mesure, prodigue ou avare, pas de moyenne. 
avenues de Keboemen

Keboemen est un joli endroit, tu sais, toutes ses routes, ses chemins sont bordés de grands arbres, c’est comme si à Bienne toutes les rues ressemblaient au Pasquart. Nous habitons un peu en dehors, toutes les maisons de la fabrique sont situées autour d’un joli petit parc dans lequel se trouve aussi le tennis court. De la petite ville je ne peux pas te donner une idée exacte, car nous Européens nous ne pouvons pas nous représenter une ville orientale avec toute son insouciance, son pittoresque que nous prenons trop souvent pour de la saleté et dont nous nous détournons avec dégoût. Nous sommes situés au pied des montagnes, exactement comme Bienne au pied du Jura, et à 15 km environ de la côte. Nous y allons quelques fois en auto, c’est une promenade magnifique à travers d’immenses étendues de rizières alternant avec des forêts de palmiers. Nous ne pouvons pas baigner dans la mer ici, les brisants sont trop forts, des vagues d’une  hauteur de 4-5 m quand la mer est calme, et d’une puissance contre laquelle tu es sans force. C’est dommage que nous ne pouvions pas profiter des bains de mer, mais nous sommes déjà très contents de jouir d’un spectacle aussi grandiose. Une grève de beau sable doré, une mer changeant de couleur sans cesse suivant que le soleil éclaire les îlots de corail dans le lointain, un ciel d’un bleu indescriptible, des montagnes violettes… non, je veux m’arrêter car sûrement tu dois te dire que j’exagère. Quand on ne l’a pas vu de ses propres yeux on a de la peine à y croire. Il faut venir aux tropiques pour savoir ce que c’est des couleurs, c’est fantastique, elles sont d’une intensité et d’une variété  à peine croyable quand on essaye de les décrire.
Nous avons déjà fait de belles sorties aussi avec l’ami de mon mari qui est à Solo (Soerakarta sur les cartes) nous avons visité des temples brahmanes et bouddhistes de toute beauté. 
Borobudur, temple bouddhiste

Le Boro-Boedoer (Borobudur, héritage mondial) est le plus grand et le plus beau monument de Java à seulement deux heures d’auto de Keboemen (à Yogyakarta). Nous l’avons visité par un coucher de soleil magnifique. Nous avons aussi été à mi-hauteur d’un volcan, le plus haut d’ici. C’était si heimelig de gravir la côte par une route pareille à celle de nos Alpes. Nous sommes montés à 1800 m et avons trouvé là-haut une atmosphère absolument alpestre. Le grand silence, les nuages qui se chassent les uns les autres et se déchirent aux arrêtes, beaucoup de chutes d’eau qui, plus bas se perdent dans les champs de riz disposés en terrasses. A cette hauteur on trouve des cyprès, et tous les légumes européens, les plates bandes de fraises, des framboises, des roses magnifiques, dans les jardins de weekend appartenant aux Européens. Tu sais, ici il ne faut jamais s’étonner de quoi que ce soit et prendre pour blanc ce que tu savais toujours fermement pris pour du noir jusqu’ici. C’est ce qui fait que beaucoup de gens ne peuvent pas se plaire aux Indes, il faut revenir sur tant d’opinions qu’on croyait être absolument justes, abandonner tant de principes et d’habitudes. Quant à moi, c’est justement ce qui m’enchante, élargir ses connaissance, ses idées, vraiment, pou rien au monde je voudrais avoir manqué ceci.
Dans mes prochaines lettres (mais tu dois m’écrire aussi !) je te donnerai d’autres détails de ma vie journalière, de mes achats chez les chinois et les japonais. Là aussi j’ai appris énormément, surtout comment on roule les gens ! Cette science, je l’apprends encore, constamment à mes dépens.  Malgré cela j’aime beaucoup les chinois ils sont ignorants et très cupides mais on rencontre souvent une distinction de caractère même rare parmi nous européens. Je déteste les japonais par contre, ce sont des serpents sucrés. A propos de serpents, il y en a beaucoup ici, il y a quelques jours j’ai manqué en écraser un dans le jardin. Brrr ! mais j’ai appris à me maîtriser, à ne jamais montrer ni peur ni dégoût, c’est le seul moyen d’en imposer aux indigènes, il faut être crâne.
Hier j’ai été voir un bébé d’un jour d’une baboe d’une de ces dames ici. Imagine-toi que les femmes ici aussitôt l’enfant né, doivent se lever et aller laver le linge sali pendant l’événement, de même que se laver elles-mêmes, dans une rivière souvent éloignée de leur maison. Pendant les premiers jours l‘enfant est enveloppé ligoté comme une petite momie, tu sais, des choses, des choses ! Une femme indigène ne prépare jamais rien pour la venue de son enfant. Les premiers jours elle l’enveloppe dans des pattes, des chiffons puis elle le laisse complètement nu jusqu’à l’âge de 5-6 ans. C’est bon marché ! Les enfants ne reçoivent jamais de lait, outre celui de la mère, et sont nourris de riz et de bananes. Des bananes, il y en a bien une cinquantaine de sortes ici.
Mais maintenant je dois m’arrêter, j’ai encore tant à écrire, tout le monde commence à se fâcher et à trouver mon silence impardonnable. Mais vraiment, il faut comprendre, ici on ne peut pas travailler toute la journée. Il faut dormir l’après midi pendant 2-3 heures et j’ai aussi mille et une chose à apprendre. Cela ne va pas tout seul. Enfin, j’espère bien que tu ne m’en voudras pas, non plus que d’écrire sur du papier pelure (spécialement pour mon courrier par avion) et d’un style à tout casser. Je me débats en ce moment dans une bouillabaisse de langues, mais j’en sortirai bien plus tard quand je pourrai me mettre  à mes langues européennes.
Ma chère, j’aurai beaucoup de plaisir à avoir de tes nouvelles. Tout m’intéresse, comment tu vas, ce que tu fais, quelle veinarde de faire un beau service pareil, l’as-tu déjà terminé ? Non, ce n’est presque pas possible. C’est chic pour toi que tu aies trouvé cette jeune femme, une amie sympathique. Une bonne amitié rend la vie tellement plus riche. Et ton mari va bien, j’espère, nos meilleures salutations.
Pour toi, ma chère, mes meilleurs vœux pour une bonne santé et des progrès réjouissants ! je me réjouis d’avoir de tes nouvelles, en attendant reçois mille tendres baisers de ta vieille
….
… les hépatiques, les perce-neiges. Que cela doit être joli à Hauterive maintenant ! avec ce petit agneau qui gambade par le champ, tout blanc dans la pairie émaillée. Ici ils ont planté le riz à nouveau, c’est aussi joli de voir les jeunes pousses d’un vert tendre, c’est seulement dommage qu’elles soient plantées dans la boue, sous de l’eau sale. Mais bientôt tout le champ ne sera plus que vert, l’eau aura disparu, et alors avec le bleu du ciel, et l’air bleu si unique des tropiques, la contrée sera jolie de nouveau. En allant à Semarang, nous avons passé des plantations de café, elles n’étaient plus en fleurs mais c’était tout de même unique à voir. Et surtout l’air était si bon frais, là-haut dans les montagnes. Ces derniers temps il fait très chaud ici, c’est la saison sèche qui commence. Moi j’ai mon cœur qui m’embête ces derniers temps, c’est l’acclimatation qui commence. J’ai été chez le médecin et j’y retourne aujourd’hui, vers ce soir, pour une auscultation, et pour prendre la pression du sang. J’ai aussi sommeil, sommeil, je dors des après-midi entiers, tu penses que je n’arrive pas à bout de mon travail ni de ma correspondance ainsi, mais tant pis, la santé avant tout.  Le docteur dit que cela passera, que tous les nouveaux venus ont des malaises. Oui, oui, maman Schenk, pas de sourires sous-entendus, ce n’est pas encore ce que vous pensez !!! Il me semble que je vous vois, elles sont toutes les mêmes les mamans, va. Il ne me reste rien d’autre à faire qu’à attendre que ma nature s’accorde avec les tropiques avec les chaleurs, autrement nous allons bien et sommes en bonne santé. Oscar, lui ne souffre pas autrement de la chaleur, et pourtant il travaille dur. Je suis contente qu’il se porte bien, mais aussi je le soigne, faudrait voir cela. Je le fais manger et quand il ne peut pas aller quelque part, je lui donne de l’huile de ricin, malgré cris et protestations. A part cela on s’entend toujours, c’est l’essentiel, et aussi la raison pour laquelle je supporte si bien d’être loin de la maison. Ah ! mais en ce moment, nom d’une pipe, je boirais bien une goutte (une grande) de Neuchâtel, de ce bon vin que vous avez. Est-ce qu’elle porte, la vigne ? Mais c’est vrai, il est encore trop tôt pour demander cela. Enfin, tu m’en diras des nouvelles. Il y a bien du vin ici, mais pas du Neuchâtel, et ici on l’achète par bouteille, comme à la « consommation ». C’est drôle, je ne peux pas m’y habituer, aussi je n’en achète pas, il est trop cher. Ce n’est pas encore pour notre bourse. Maintenant il faut nous attendre à devoir payer le docteur et les frais de pharmacie de notre paye. Jusqu’à présent c’était compris dans les conditions de la fabrique, mais ils doivent aussi économiser où ils peuvent. Leurs affaires sont difficiles, car la concurrence chinoise est terrible. C’est partout la même chose. Les Röhwer, nos voisins, sont en chicane, elle en est bien malheureuse et lui est d’une humeur massacrante à la fabrique avec Oscar ; ils sont bêtes les gens. Moi, elle me fait pitié jusqu’à un certain degré, mais je me garde bien d’aller y fourrer mon nez, ah ! non, je resterai à balayer devant ma porte, que chacun lave son linge soi-même. Peut être que j’irai quand même la consoler un peu, mais c’est difficile quand il faut rester bien avec les deux. Encore une fois, ils sont bêtes les gens de ne pas s’entendre cela coûte si peu parfois un bon mouvement pour surmonter sa mauvaise tête et voilà.  Nous, on a adopté le principe de jamais nous endormir sans nous dire bon soir et nous expliquer ainsi quand nous avons une querelle, elle ne dure que jusqu’au soir, alors il faut qu’on s’explique et quand on y regarde bien c’est si futile qu’on a honte et voilà, la bonne entente est réintégrée. 
Et maintenant, mon chou, au revoir pour cette fois. Mille bonnes amitiés à tous, et pour toi, toujours les mêmes sentiments.


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