samedi 3 octobre 2015




15 avril 1934

Keboemen

C’est aujourd’hui dimanche, ce sont nos cloches qui l’ont annoncé, autrement la différence d’avec un jour de semaine ne se fait pas remarquer. Buby est au travail depuis ce matin tôt, et moi, après la ronde journalière par la maison, je commence ma correspondance. A vrai dire, je la continue, parce que j’ai écrit toute la semaine, je n’ai rien fait d’autre à part mes soins à la maison, car enfin c’est bien bon de garder contact avec les absents mais il ne faut pas oublier les présents, et pour cela Buby avant tout, n’est-ce pas ? Mais cette semaine à venir, je vous jure que je ne touche ni plume, ni machine, rien d’autre que mon aiguille. Toutes mes robes commencent à se déchirer, à s’user, et il ne fait pas beau sentir qu’on a rien de comme il faut, de tip-top dans le buffet en cas d’imprévu. Cette semaine j’ai écrit à Tata, à Mme Raball, enfin, aux Ryserli et ma foi c’est tout. Vous savez, je dois toujours écrire de longues lettres, surtout ainsi les premières, et cela prend un temps fou. Ma petite machine m’est d’une grande utilité, mais elle ne m’économise pas beaucoup de temps, parce que pouvant écrire vite, j’écris beaucoup, et au fond c’est encore vous, les receveurs de lettres qui en profitez !
Je suis de mauvaise humeur, aujourd’hui. Ce matin nous avons trouvé un de nos deux petits canetons mort, raide mort, et l’autre maintenant a l’ennui tout seul et il va mourir aussi, je pense. Zut ! c’est la guigne, on ne m’y reprendra plus. Mes trois grands achetés se portent bien, un on va le manger dimanche prochain, gare ! Mes semences prennent assez bien, surtout le cerfeuil, le persil et les myosotis et les pensées ont de la peine, mais patience. Par contre mes orchidées poussent bien, elles sont encore très petites mais j’ai bon espoir qu’elles fleuriront bien. Sans cela je n’ai pas grand’chose de nouveau à vous raconter de cette semaine. Oui, j’ai la figure pleine de boutons comme un jeune gosse de 17 ans. Un tas de points noirs que je ne peux pas faire disparaître. Cela aussi me rend de mauvaise humeur. J’ai aussi le postérieur plein de petits clous, au moins une cinquantaine ce qui n’est pas commode pour s’asseoir. La baboe m’a rapporté du marché du « djamoe », c’est au moins une trentaine de plantes, d’herbettes, de racines, d’écorces etc, différentes. Elle va les réduire en poudre et m’en fera du thé. C’est ce que les indigènes boivent pour se nettoyer le sang, aussi ils n’on jamais de boutons.
Un après-midi cette semaine, la petite Röhwer est venue me chercher pour me demander si je voulais aller avec elle vers sa baboe qui venait d’accoucher d’une petite fille. Je me suis empressée de l’accompagner. Cette baboe demeure au kampong (groupe d’habitations) appartenant à la fabrique, une petite maison comprenant deux chambres, ensemble de la grandeur de ma chambre à Bienne, et une cuisine aussi grande qu’un cabinet chez nous. L’enfant n’avait pas encore un jour quand je l’ai vue. La maman tenait le poupon dans ses bras, elle-même assise sur un banc de bambous, un peu soutenue par des coussins, avec, collé sur son front un emplâtre noirâtre fait de plantes diverses et qui doit avoir pour but d’enlever toutes les mauvaises choses qui auraient encore pu rester en elle. L’enfant était emmaillotée dans des pattes comme une petite momie, ficelée comme un paquet. Dans la chambre, il n’y avait que ce banc de bambous, une valise contre laquelle la maman s’appuyait, et quelques vieux oreillers, cadeau de madame Röhwer, un paravent et une petite lampe à huile fixée au bout d’un long bambou, au mur quelques images et une peinture comme celles que je vous envoie cette semaine. Cette chambre communique avec la cuisine et avec l’autre chambre par deux ouvertures percées dans le mur. Cette chambre reçoit l’air et le jour par la porte d’entrée. Pouvez-vous vous représenter ce foyer ? Les mamans ici ne préparent jamais rien pour les petits poupons. 


Quand ils naissent on les enveloppe comme de petites momies dans quelques chiffons, des vieilles pattes, et après quelques jours on les laisse nus jusqu’à leur 5-6ième année, des fois même plus. Les enfants ne reçoivent jamais de lait ici, sauf celui de la maman. On les nourrit de bananes, de bouillie au riz et on leur donne à boire de l’eau de riz. Les femmes ici ne couchent jamais plat après un accouchement, elles restent assises, un peu appuyées, elles disent que quand on se couche plat, il reste un gros ventre, tandis qu’ainsi  elles reprennent leurs formes d’avant, et en effet, ces femmes gardent leur corps de petites filles. Vous devriez seulement voir ma baboe ce qu’elle est élégante et bien faite, nom d’une pipe. Voilà des mannequins !
Sais-tu aussi ce que les mamans font avec leurs enfants quand elles les gardent ? Elles « pétrissent », et même ne perdent pas une occasion de le faire, les mains et les pieds de leurs enfants. Savez-vous pourquoi ? pour que les enfants conservent des doigts et des orteils flexibles. Tu te rappelles comme Buby a les doigts flexibles et Coen, et bien, je suis sûre que leur baboe, qui les gardait, pétrissait les petites mains.
Je viens justement d’acheter 100 citrons pour 60 cents, ce n’est pas cher, hein ? Ma baboe fait le sirop à la perfection maintenant, cela m’en donnera bien une douzaine de bouteilles, alors qu’une bouteille au magasin coûte 85 cent. Quelle économie !
Flûte, voilà de nouveau 50 cents au diable, il est justement venu un chinois, un monsieur je vous dis, d’une distinction sans pareille, il venait faire une collecte pour une école anglo-chinoise de Bandoeng, ce que je m’en fiche pourtant de les supporter ces gens-là, mais je n’ai pas pu le renvoyer, je n’ose pas encore et ce n’est pas la première fois (ni la dernière, je pense) que je me suis laissée prendre Ah ! il faut toujours apprendre dans cette vie.
Mes chers, je ne suis pas décidée à écrire ce matin, je ne sais pas pourquoi, mais vous voyez vous mêmes que je fais un tas d’erreurs. Je vais quitter un peu peut être que cela reviendra.
Dimanche soir, un beau dimanche tranquille. Merci pour votre lettre no 29 du 3 avril, je suis contente que vous ayez passé de si joyeuses Pâques et j’aurais bien voulu être avec vous pour traverser cette merveilleuse forêt pleine de printemps.
Mes chers, j’aimerais bien que vous m’accusiez toujours réception de mes lettres en indiquant la date de ma lettre, car souvent je vous demande quelque chose et vous n’y répondez pas, alors je peux contrôler si vous avez déjà reçu cette lettre ou non. Par exemple dans ma lettre du 26 mars je vous demande de me donner des renseignements au sujet d’un buste 44, il faut demander Hedy, et aussi si elle a reçu ma lettre, écrite en février, je crois. Mais je pense que vous ne devez pas encore avoir été en possession de ma lettre du 26/3 lors de l’expédition de la vôtre. Enfin on verra la prochaine fois. 

Monsieur Meyenringh était ici pour quelques jours. Ce matin il a dit à Oscar avant de partir, qu’il devait tâcher de se mettre au courant le plus vite possible de tout, car dans quelques mois il y aurait des changements, mais nous resterons encore à Keboemen pour quelques temps, il n’est pas encore question de déplacement pour nous. Moi, ça m’est égal.

Et bien, vous en êtes, vous, de partir pour Como, vous avez raison profitez-en, beaucoup de plaisir et surtout bonnes salutations aux Sossich et aux Carenini. Charlot, Charlot, ton cœur ! Pour toute sécurité, tu ferais mieux de le mettre en pension quelque part, envoie-le moi ou donne-le à conserver à quelqu’un, mais s.t.pl. ne le perds pas là-bas. Comme moyen de protection, fais en sorte que le vieux te fasse des confidences, le béguin te passera, j’en suis sûre.
Et maintenant, mes chers, au revoir pour une semaine, portez-vous toujours bien comme c’est le cas pour nous.



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