15 avril 1934
Keboemen
C’est aujourd’hui
dimanche, ce sont nos cloches qui l’ont annoncé, autrement la différence d’avec
un jour de semaine ne se fait pas remarquer. Buby est au travail depuis ce
matin tôt, et moi, après la ronde journalière par la maison, je commence ma
correspondance. A vrai dire, je la continue, parce que j’ai écrit toute la
semaine, je n’ai rien fait d’autre à part mes soins à la maison, car enfin
c’est bien bon de garder contact avec les absents mais il ne faut pas oublier
les présents, et pour cela Buby avant tout, n’est-ce pas ? Mais cette
semaine à venir, je vous jure que je ne touche ni plume, ni machine, rien
d’autre que mon aiguille. Toutes mes robes commencent à se déchirer, à s’user,
et il ne fait pas beau sentir qu’on a rien de comme il faut, de tip-top dans le
buffet en cas d’imprévu. Cette semaine j’ai écrit à Tata, à Mme Raball, enfin,
aux Ryserli et ma foi c’est tout. Vous savez, je dois toujours écrire de
longues lettres, surtout ainsi les premières, et cela prend un temps fou. Ma
petite machine m’est d’une grande utilité, mais elle ne m’économise pas
beaucoup de temps, parce que pouvant écrire vite, j’écris beaucoup, et au fond
c’est encore vous, les receveurs de lettres qui en profitez !
Je suis de
mauvaise humeur, aujourd’hui. Ce matin nous avons trouvé un de nos deux petits
canetons mort, raide mort, et l’autre maintenant a l’ennui tout seul et il va
mourir aussi, je pense. Zut ! c’est la guigne, on ne m’y reprendra plus.
Mes trois grands achetés se portent bien, un on va le manger dimanche prochain,
gare ! Mes semences prennent assez bien, surtout le cerfeuil, le persil et
les myosotis et les pensées ont de la peine, mais patience. Par contre mes
orchidées poussent bien, elles sont encore très petites mais j’ai bon espoir
qu’elles fleuriront bien. Sans cela je n’ai pas grand’chose de nouveau à vous
raconter de cette semaine. Oui, j’ai la figure pleine de boutons comme un jeune
gosse de 17 ans. Un tas de points noirs que je ne peux pas faire disparaître.
Cela aussi me rend de mauvaise humeur. J’ai aussi le postérieur plein de petits
clous, au moins une cinquantaine ce qui n’est pas commode pour s’asseoir. La
baboe m’a rapporté du marché du « djamoe », c’est au moins une
trentaine de plantes, d’herbettes, de racines, d’écorces etc, différentes. Elle
va les réduire en poudre et m’en fera du thé. C’est ce que les indigènes
boivent pour se nettoyer le sang, aussi ils n’on jamais de boutons.
Un
après-midi cette semaine, la petite Röhwer est venue me chercher pour me
demander si je voulais aller avec elle vers sa baboe qui venait d’accoucher d’une petite fille. Je me suis
empressée de l’accompagner. Cette baboe demeure au kampong (groupe d’habitations)
appartenant à la fabrique, une petite maison comprenant deux chambres, ensemble
de la grandeur de ma chambre à Bienne, et une cuisine aussi grande qu’un
cabinet chez nous. L’enfant n’avait pas encore un jour quand je l’ai vue. La
maman tenait le poupon dans ses bras, elle-même assise sur un banc de bambous,
un peu soutenue par des coussins, avec, collé sur son front un emplâtre
noirâtre fait de plantes diverses et qui doit avoir pour but d’enlever toutes
les mauvaises choses qui auraient encore pu rester en elle. L’enfant était
emmaillotée dans des pattes comme une petite momie, ficelée comme un paquet.
Dans la chambre, il n’y avait que ce banc de bambous, une valise contre
laquelle la maman s’appuyait, et quelques vieux oreillers, cadeau de madame
Röhwer, un paravent et une petite lampe à huile fixée au bout d’un long bambou,
au mur quelques images et une peinture comme celles que je vous envoie cette
semaine. Cette chambre communique avec la cuisine et avec l’autre chambre par
deux ouvertures percées dans le mur. Cette chambre reçoit l’air et le jour par
la porte d’entrée. Pouvez-vous vous représenter ce foyer ? Les mamans ici
ne préparent jamais rien pour les petits poupons.
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Quand ils naissent on les
enveloppe comme de petites momies dans quelques chiffons, des vieilles pattes,
et après quelques jours on les laisse nus jusqu’à leur 5-6ième année, des fois
même plus. Les enfants ne reçoivent jamais de lait ici, sauf celui de la maman.
On les nourrit de bananes, de bouillie au riz et on leur donne à boire de l’eau
de riz. Les femmes ici ne couchent jamais plat après un accouchement, elles
restent assises, un peu appuyées, elles disent que quand on se couche plat, il
reste un gros ventre, tandis qu’ainsi
elles reprennent leurs formes d’avant, et en effet, ces femmes gardent
leur corps de petites filles. Vous devriez seulement voir ma baboe ce qu’elle est
élégante et bien faite, nom d’une pipe. Voilà des mannequins !
Sais-tu
aussi ce que les mamans font avec leurs enfants quand elles les gardent ?
Elles « pétrissent », et même ne perdent pas une occasion de le
faire, les mains et les pieds de leurs enfants. Savez-vous pourquoi ? pour
que les enfants conservent des doigts et des orteils flexibles. Tu te rappelles
comme Buby a les doigts flexibles et Coen, et bien, je suis sûre que leur
baboe, qui les gardait, pétrissait les petites mains.
Je viens
justement d’acheter 100 citrons pour 60 cents, ce n’est pas cher, hein ?
Ma baboe fait le sirop à la perfection maintenant, cela m’en donnera bien une
douzaine de bouteilles, alors qu’une bouteille au magasin coûte 85 cent. Quelle
économie !
Flûte,
voilà de nouveau 50 cents au diable, il est justement venu un chinois, un
monsieur je vous dis, d’une distinction sans pareille, il venait faire une
collecte pour une école anglo-chinoise de Bandoeng, ce que je m’en fiche
pourtant de les supporter ces gens-là, mais je n’ai pas pu le renvoyer, je
n’ose pas encore et ce n’est pas la première fois (ni la dernière, je pense)
que je me suis laissée prendre Ah ! il faut toujours apprendre dans cette
vie.
Mes chers,
je ne suis pas décidée à écrire ce matin, je ne sais pas pourquoi, mais vous
voyez vous mêmes que je fais un tas d’erreurs. Je vais quitter un peu peut être
que cela reviendra.
Dimanche
soir, un beau dimanche tranquille. Merci pour votre lettre no 29 du 3 avril, je
suis contente que vous ayez passé de si joyeuses Pâques et j’aurais bien voulu
être avec vous pour traverser cette merveilleuse forêt pleine de printemps.
Mes chers,
j’aimerais bien que vous m’accusiez toujours réception de mes lettres en
indiquant la date de ma lettre, car souvent je vous demande quelque chose
et vous n’y répondez pas, alors je peux contrôler si vous avez déjà reçu cette
lettre ou non. Par exemple dans ma lettre du 26 mars je vous demande de me
donner des renseignements au sujet d’un buste
44, il faut demander Hedy, et aussi si elle a reçu ma lettre, écrite en
février, je crois. Mais je pense que vous ne devez pas encore avoir été en
possession de ma lettre du 26/3 lors de l’expédition de la vôtre. Enfin on
verra la prochaine fois.
Monsieur
Meyenringh était ici pour quelques jours. Ce matin il a dit à Oscar avant de
partir, qu’il devait tâcher de se mettre au courant le plus vite possible de
tout, car dans quelques mois il y aurait des changements, mais nous resterons
encore à Keboemen pour quelques temps, il n’est pas encore question de
déplacement pour nous. Moi, ça m’est égal.
Et bien,
vous en êtes, vous, de partir pour Como, vous avez raison profitez-en, beaucoup
de plaisir et surtout bonnes salutations aux Sossich et aux Carenini. Charlot,
Charlot, ton cœur ! Pour toute sécurité, tu ferais mieux de le mettre en
pension quelque part, envoie-le moi ou donne-le à conserver à quelqu’un, mais
s.t.pl. ne le perds pas là-bas. Comme moyen de protection, fais en sorte que le
vieux te fasse des confidences, le béguin te passera, j’en suis sûre.
Et
maintenant, mes chers, au revoir pour une semaine, portez-vous toujours bien
comme c’est le cas pour nous.
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