mercredi 30 août 2017




Batavia
30 avril 1941
230


J’ai reçu cette semaine ta lettre 254 et je m’empresse d’y répondre, car on ne sait jamais combien de temps nous avons encore l’occasion et surtout la possibilité de correspondre, les évènements changeant de jour en jour. Mamali chérie, mes chers frangins, si jamais il arrive que nous ne puissions plus nous écrire pour une raison ou une autre, sachez garder confiance, confiance, confiance en l’avenir.
Il y a bientôt une année que tous ceux qui m’entourent sont sans nouvelles de leurs chers à eux dans la mère patrie. J’ai donc encore été privilégiée de pouvoir recevoir des lettres de vous de temps en temps et aussi de pouvoir vous écrire. Il va sans dire que je chercherai toujours tous les moyens possibles de vous envoyer de nos nouvelles, car je comprends bien ce que ce sera de nouveau pour toi d’en être privée, mais aye toujours confiance n’est-ce pas ? Si je vous écris ainsi, c’est par rapport à plusieurs nouvelles lues dans les journaux. On ne sait jamais à quoi s’en tenir, c’est pourquoi je tiens plutôt à vous prévenir.
Je vous envoie inclus la procuration, aussi signée par Oscar. Si sa signature est superflue, vous pourrez la tracer. Je vous laisse aussi le soin de remplir les détails du texte, et j’espère que vous recevrez ces formulaires sans trop de retard ni de difficultés.
Mes chers, nous allons baptiser Conrad-Louis dimanche prochain, donc le 4 mai. C’était notre ferme intention d’attendre pour cela que nous soyons en Suisse, mais le temps passe et je trouve mieux de ne plus attendre pour baptiser l’enfant, et je suis sûre que vous nous approuverez aussi. Ce qui est ennuyeux, c’est que vous ne puissiez pas être présents, mes frères, car nous vous destinions comme parrains. Il n’y a aussi pas moyen de vous donner le parrainage par procuration par exemple, l’église n’admet pas cela. Ce qu’elle admet ce sont des témoins au baptême, qui, la plupart du temps sont justement les parrains. Nous pensons maintenant prendre les Fraay, car Oscar tient bien à avoir un témoin, mais dans nos cœurs, nous vous considérons vous mes frères, comme les parrains de notre fils. A cause des circonstances actuelles, cela ne sera donc pas confirmé sur l’acte de baptême, mais c’est un désir et une décision fermement ancrés dans nos cœurs et je sais que vous en tiendrez compte au cas où vous seriez appelés à exercer vos droits. Papa W. a aussi demandé à être parrain et nous étions aussi disposés à acquiescer à sa demande Pour être francs, nous voulions donner à Conradli deux parrains, papa W. et l’un de vous, mais comme nous ne saurions lequel des deux demander, nous vous prenons en bloc. (Si jamais il suivra un Oscarli-Charles, la question se tranchera d’elle même, n’est-ce pas ?) Car il n’y a personne au monde à qui je voudrais plutôt confier le soin de mon enfant qu’à vous, Charlous, et Oscar aussi, vu que Coen est en quelque sorte sorti de notre société. (parapsychologie, hindouisme, anthroposophie etc)
Voilà tout ce que j’avais à vous dire à ce sujet. Je pense toujours beaucoup à notre Papali, et surtout aussi à toi, à l’épreuve par laquelle tu as dû passer. Quand je revis en pensée tout ce que vous avez dû souffrir, l’épreuve par laquelle vous passez, j’ai une immense envie presque irrésistible de te prendre dans mes bras, de te serrer bien fort et te protéger comme notre petit Conradli. Je le fais en pensées, et en prières.
Conradli devient tellement grand garçon, tout le monde s’en étonne. Il marche tellement fermement ! Et pourtant, je t’assure que je ne le force pas, n’aye pas peur. Jamais, jamais je lui apprends à faire quoi que ce soit, je le laisse vivre simplement, mais c’est lui qui se développe si vite. Tu devrais entendre comme il parle maintenant. Pourtant jamais je le fais répéter des mots, mais de lui-même quand il entend parler il répète les  ….
bas de la feuille coupé, suite au verso  
…..s’appellent, des fois ils se chamaillent, alors tu devrais entendre comme Conradli crie avec eux et leur fait d’immense tirades depuis son box. Tous les jours apportent du nouveau avec lui c’est comme si nous vivions dans un film qui tourne toujours. Pour sa fête, il a reçu beaucoup de cadeaux, surtout des bêtes de toutes sortes, entre autre aussi des chiens. Il y a environ un mois, il a vu un chien passer dans la rue, alors il a vite pris son petit chien dans le box et l’a montré au vrai chien !!! Maintenant il dit aussi wou-wou-wou quand il voit un chien passer dans la rue parce que moi j’appelle naturellement son chien wou-wou.


Ma chère Banely, je suis contente qu’elle ait pu directement venir vers toi et te tenir compagnie pour quelques temps. J’espère aussi qu’elle aura du succès avec sa nouvelle place. Merci pour sa belle lettre. Oh, Conradli est maintenant à côté de moi et ne cesse de tripoter la machine qui l’intrigue, alors il vaut mieux que je m’arrête d’écrire jusqu’à ce qu’il ait baigné et qu’il soit au lit.
J’aimerais bien que tu m’envoie cette lettre qui t’est revenue en retour et dans laquelle Padre a encore écrit. Mon cher Padreli, je pense constamment à lui, comme aussi à vous trois. J’arrive presque à penser à Papa sans tristesse maintenant, seulement avec tendresse et je prie constamment aussi qu’il puisse en être de même pour vous.
Conradli a encore toujours que 5 dents, elles ne se pressent pas de venir, ces dents ! Mais je ne m’en fais pas. Ne te fais pas de souci que je force trop Conradli. Tout ce que je lui donne c’est strictement selon l’avis du docteur. Non vraiment, tu n’as pas besoin de te faire du souci, je ne tiens pas moi même à forcer la croissance de Conradli comme une petite plante à laquelle on donne trop d’engrais. Mais c’est un fait, Conradli est exceptionnellement grand et développé pour son âge. Qu’il soit grand, cela s’explique, n’est-ce pas ? (les Marchand étaient et sont tous très grands). Qu’il soit bien développé, ma foi, cela s’explique aussi quand on sait le plaisir avec lequel il a été attendu et aussi les bonnes conditions morales et physique de sa      bas de page coupé……
Hier c’était l’anniversaire de la Princesse Juliana, alors Oscar n’a pas été au bureau et nous sommes allés en ville. Quelques jours avant j’avais vu une belle étoffe et je voulais aller l’acheter, alors figurez-vous, Boili est venu avec moi, lui qui déteste tellement aller dans les magasins ! Une fois dans le magasin voilà que cette soie était toute vendue, il n’en restait qu’un petit coupon pas assez pour une robe. J’en avais beaucoup de regret, alors nous sommes allés dans d’autres magasins de soieries et à la fin nous avons trouvé la même soie, et comme j’admirais une autre belle étoffe, Boili m’a dit de l’acheter aussi ! Et voilà, moi qui suis toujours tellement avare pour moi-même, je me trouvais acheter deux belles robes à la fois. J’en ai un plaisir fou, je me sens vraiment gâtée. Naturellement il faut encore que je les fasse et cela me prendra bien un mois avant qu’elles soient finies, car avec Conradli je ne puis pas beaucoup travailler pendant la journée. L’une de ces étoffes est une toile de lin couleur tilleul et l’autre est un très joli crêpe  français rouge framboise, je ne sais pas si c’est précisément framboise, en tous cas c’est une couleur qui me va très  très bien.
Maintenant  que Conradli devient un peu plus grand, nous sortons quelque fois le soir, alors Kaidi garde la maison et il sait toujours où il peut nous téléphoner s’il y avait quelque chose, mais Conradli dort toute la nuit sans broncher. Avant d’aller me coucher, je vais lui changer ses langes et il ne se réveille même pas. Ce n’est pas un enfant difficile, il n’est pas gâté non plus, mais il est très bruyant et vif, jamais tranquille, aussi quand il est dans son box c’est le seul moment de tranquillité que j’aie et naturellement aussi quand il est au lit, car il dort encore le matin une heure et l’après midi 2 heures, des fois trois. Il y a bien quelque chose qui me donne un peu de difficultés, c’est de lui apprendre à être propre. Il sait maintenant ce que c’est que de faire pipi, alors il dit bah ! bah ! mais il le dit toujours quand il l’a fait ou quand il est en train de le faire. Il ne veut rien savoir du pot, il aime s’amuser avec, il y met ses jouets, il le tient en l’air comme un étendard, il le lance à toute volée par la chambre, il y enfonce même sa tête mais quand je veux l’asseoir dessus il se tient raide comme une perche et si je veux le forcer un peu, il crie comme un petit cochon. J’essaie environ tous les 15 jours, car il ne sert à rien de forcer et de faire des scènes. Il a bien aussi sa chaise d’enfant dans laquelle je puis mettre le pot et l’asseoir dessus, mais quand monsieur s’en aperçoit, qu’il a le pot sous lui, il pétouille et pétouille jusqu’à ce qu’il ait fait tomber le pot ou qu’il y ait enfoncé et engoncé ses deux pieds, alors on crie au secours pour que maman vienne lui aider à les sortir. Vraiment il y a du théâtre toute la journée maintenant chez nous. Heureusement que j’ai Conradli, sans quoi je penserais trop à vous et serais trop malheureuse, Conradli est un contre poids très effectif. Je suis reconnaissante de pouvoir l’avoir ici où il ne manque de rien alors qu’il y a tant de ces petits malheureux en Europe. Cela me brise le coeur quand j’y pense. Enfin, je ne vais pas écrire sur ce sujet-là, il ne vaut mieux pas.
Boili va bien, il est toujours très occupé, l’atmosphère au bureau n’est pas toujours très agréable. Il y a toujours de la jalousie mais à part cela tout va bien, l’entente avec l’ami (van Mastwck) que vous connaissez est toujours bonne. Nous avons dîné chez eux hier, la rijsttafel, avec les Fraay et encore d’autres gens. Les E. (Elout) sont en vacances, alors on a profité d’inviter tous ceux qui s’entendent bien. J’espère que tu t’en sortiras de tout cela, car à cause de la censure je ne veux pas nommer de noms.
Il est aussi impossible de vous envoyer des photos prises dehors, c’est pourquoi je ne peux pas vous en envoyer de notre nouvelle maison. Elle nous plaît toujours, elle est gentille, toute petite et cachée derrière trois sapins. J’ai bien arrangé mon petit jardin maintenant, les fleurs poussent si vite ici qu’il est déjà tout fleuri.
J’ai eu beaucoup d’embêtements avec les domestiques cette semaine. Ma petite baboe Anna m’a quittée parce que j’habitais trop loin de chez elle, et la nouvelle baboe que j’ai, a été malade après qu’elle se soit chamaillée avec ma vieille koki, qui est une bonne pâte, mais par moment elle    
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Tu devrais voir comme elle (la vieille koki) ose me bouder, mais nom d’une pipe, je lui dis son affaire alors. A part cela, elle est fidèle comme un bon chien, si je ferme les yeux aux petits bénéfices qu’elle se fait sur l’argent du marché. Heureusement qu’avec tout cela j’ai toujours mon bon Kaidi. Conradli sait dire papa, il sait aussi appeler Kaidi, mais ne sait pas encore dire maman !
Go et Frank font aussi baptiser leur fils dimanche ensemble avec Conradli. Ils ont trouvé à louer une jolie maison, un peu comme celle que nous avions à Tjilatjap avec un beau jardin et ils ont toujours beaucoup de visites. La maison me plaît beaucoup, mais cela ne me dirait rien d’avoir tant de visites, c’était bon à Tjilatjap et aussi à Kediri, mais maintenant que nous avons Conradli, nous voulons en profiter autant que possible.
Voilà mes chers, toutes les nouvelles que je puis vous donner. Vous voyez que pour nous la vie continue comme par le passé, notre santé est bonne à tous les trois. Moi j’ai de temps en temps des crises de foie, mais quand elles ont passé je me porte bien. Le médecin dit que c’est chronique, il n’y a rien à faire, il faut me tenir à mon régime. Voilà près de deux mois que je me porte comme un coq en pâte de nouveau et j’engraisse ce qui ne me fait pas de souci, car quand survient une nouvelle crise, je maigris assez vite et je n’y tiens pas.
Voilà Boili qui a fini de travailler et veut aller au cinéma, alors j’arrête car je dois encore aller m’habiller. Mes bien chers Rötteli et Charlou, bonsoir.
Le lendemain matin. Nous nous sommes réveillés très tard et Oscar a dû se dépêcher d’aller au dentiste. Il a dû se faire arracher toutes ses dents derrière (molaires) et en aura des fausses à la place, car elles étaient mauvaises et ont causé une inflammation. Les dents de devant ont pu être sauvées, ce n’est pas qu’elles soient belles mais c’est encore mieux que des fausses. La semaine prochaine ce sera mon tour. Merci d’avoir encore pensé à moi et d’avoir été chez Burri (dentiste à Bienne), Charlot. Vous n’avez donc pas besoin de vous faire du souci, les choses seront bien faites, par un dentiste à la hauteur, puisqu’il revient d’Amérique où il a passé plusieurs examens l’année passée encore.
Merci de toutes les nouvelles que tu me donnes de nos connaissances, Mamms. Tu donneras aussi mes amitiés à Mottet.
Je suis contente si tu reçois quelque chose de l’assurance de Papali, pourvu que cela vous aide assez. Ma procuration ne peut partir avec cette lettre-ci, elle viendra par prochain courrier.

A mes frères tant de mes pensées vont à eux.

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