Batavia
30 avril 1941
230
J’ai reçu
cette semaine ta lettre 254 et je m’empresse d’y répondre, car on ne sait
jamais combien de temps nous avons encore l’occasion et surtout la possibilité
de correspondre, les évènements changeant de jour en jour. Mamali chérie, mes
chers frangins, si jamais il arrive que nous ne puissions plus nous écrire pour
une raison ou une autre, sachez garder confiance, confiance, confiance en
l’avenir.
Il y a
bientôt une année que tous ceux qui m’entourent sont sans nouvelles de leurs
chers à eux dans la mère patrie. J’ai donc encore été privilégiée de pouvoir
recevoir des lettres de vous de temps en temps et aussi de pouvoir vous écrire.
Il va sans dire que je chercherai toujours tous les moyens possibles de vous envoyer
de nos nouvelles, car je comprends bien ce que ce sera de nouveau pour toi d’en
être privée, mais aye toujours confiance n’est-ce pas ? Si je vous écris
ainsi, c’est par rapport à plusieurs nouvelles lues dans les journaux. On ne
sait jamais à quoi s’en tenir, c’est pourquoi je tiens plutôt à vous prévenir.
Je vous
envoie inclus la procuration, aussi signée par Oscar. Si sa signature est
superflue, vous pourrez la tracer. Je vous laisse aussi le soin de remplir les
détails du texte, et j’espère que vous recevrez ces formulaires sans trop de
retard ni de difficultés.
Mes chers,
nous allons baptiser Conrad-Louis dimanche prochain, donc le 4 mai. C’était
notre ferme intention d’attendre pour cela que nous soyons en Suisse, mais le
temps passe et je trouve mieux de ne plus attendre pour baptiser l’enfant, et
je suis sûre que vous nous approuverez aussi. Ce qui est ennuyeux, c’est que
vous ne puissiez pas être présents, mes
frères, car nous vous destinions comme
parrains. Il n’y a aussi pas moyen de vous donner le parrainage par
procuration par exemple, l’église n’admet pas cela. Ce qu’elle admet ce sont
des témoins au baptême, qui, la plupart du temps sont justement les parrains.
Nous pensons maintenant prendre les Fraay, car Oscar tient bien à avoir un
témoin, mais dans nos cœurs, nous vous considérons vous mes frères, comme les parrains de notre fils. A cause des circonstances
actuelles, cela ne sera donc pas confirmé sur l’acte de baptême, mais c’est un
désir et une décision fermement ancrés dans nos cœurs et je sais que vous en
tiendrez compte au cas où vous seriez appelés à exercer vos droits. Papa W. a
aussi demandé à être parrain et nous étions aussi disposés à acquiescer à sa
demande Pour être francs, nous voulions donner à Conradli deux parrains, papa
W. et l’un de vous, mais comme nous ne saurions lequel des deux demander, nous
vous prenons en bloc. (Si jamais il suivra un Oscarli-Charles, la question se
tranchera d’elle même, n’est-ce pas ?) Car il n’y a personne au monde à
qui je voudrais plutôt confier le soin de mon enfant qu’à vous, Charlous, et
Oscar aussi, vu que Coen est en quelque sorte sorti de notre société. (parapsychologie,
hindouisme, anthroposophie etc)
Voilà tout
ce que j’avais à vous dire à ce sujet. Je pense toujours beaucoup à notre
Papali, et surtout aussi à toi, à l’épreuve par laquelle tu as dû passer. Quand
je revis en pensée tout ce que vous avez dû souffrir, l’épreuve par laquelle
vous passez, j’ai une immense envie presque irrésistible de te prendre dans mes
bras, de te serrer bien fort et te protéger comme notre petit Conradli. Je le
fais en pensées, et en prières.
Conradli
devient tellement grand garçon, tout le monde s’en étonne. Il marche tellement
fermement ! Et pourtant, je t’assure que je ne le force pas, n’aye pas
peur. Jamais, jamais je lui apprends à faire quoi que ce soit, je le laisse
vivre simplement, mais c’est lui qui se développe si vite. Tu devrais entendre
comme il parle maintenant. Pourtant jamais je le fais répéter des mots, mais de
lui-même quand il entend parler il répète les ….
bas de la feuille coupé, suite au verso
…..s’appellent,
des fois ils se chamaillent, alors tu devrais entendre comme Conradli crie avec
eux et leur fait d’immense tirades depuis son box. Tous les jours apportent du
nouveau avec lui c’est comme si nous vivions dans un film qui tourne toujours.
Pour sa fête, il a reçu beaucoup de cadeaux, surtout des bêtes de toutes
sortes, entre autre aussi des chiens. Il y a environ un mois, il a vu un chien
passer dans la rue, alors il a vite pris son petit chien dans le box et l’a
montré au vrai chien !!! Maintenant il dit aussi wou-wou-wou quand il voit
un chien passer dans la rue parce que moi j’appelle naturellement son chien
wou-wou.
![]() |
Ma chère
Banely, je suis contente qu’elle ait pu directement venir vers toi et te tenir
compagnie pour quelques temps. J’espère aussi qu’elle aura du succès avec sa
nouvelle place. Merci pour sa belle lettre. Oh, Conradli est maintenant à côté
de moi et ne cesse de tripoter la machine qui l’intrigue, alors il vaut mieux
que je m’arrête d’écrire jusqu’à ce qu’il ait baigné et qu’il soit au lit.
J’aimerais
bien que tu m’envoie cette lettre qui t’est revenue en retour et dans laquelle
Padre a encore écrit. Mon cher Padreli, je pense constamment à lui, comme aussi
à vous trois. J’arrive presque à penser à Papa sans tristesse maintenant,
seulement avec tendresse et je prie constamment aussi qu’il puisse en être de
même pour vous.
Conradli a
encore toujours que 5 dents, elles ne se pressent pas de venir, ces
dents ! Mais je ne m’en fais pas. Ne te fais pas de souci que je force
trop Conradli. Tout ce que je lui donne c’est strictement selon l’avis du
docteur. Non vraiment, tu n’as pas besoin de te faire du souci, je ne tiens pas
moi même à forcer la croissance de Conradli comme une petite plante à laquelle
on donne trop d’engrais. Mais c’est un fait, Conradli est exceptionnellement
grand et développé pour son âge. Qu’il soit grand, cela s’explique, n’est-ce
pas ? (les Marchand étaient et sont
tous très grands). Qu’il soit bien développé, ma foi, cela s’explique aussi
quand on sait le plaisir avec lequel il a été attendu et aussi les bonnes
conditions morales et physique de sa bas
de page coupé……
Hier
c’était l’anniversaire de la Princesse Juliana, alors Oscar n’a pas été au
bureau et nous sommes allés en ville. Quelques jours avant j’avais vu une belle
étoffe et je voulais aller l’acheter, alors figurez-vous, Boili est venu avec
moi, lui qui déteste tellement aller dans les magasins ! Une fois dans le
magasin voilà que cette soie était toute vendue, il n’en restait qu’un petit
coupon pas assez pour une robe. J’en avais beaucoup de regret, alors nous
sommes allés dans d’autres magasins de soieries et à la fin nous avons trouvé
la même soie, et comme j’admirais une autre belle étoffe, Boili m’a dit de
l’acheter aussi ! Et voilà, moi qui suis toujours tellement avare pour
moi-même, je me trouvais acheter deux belles robes à la fois. J’en ai un
plaisir fou, je me sens vraiment gâtée. Naturellement il faut encore que je les
fasse et cela me prendra bien un mois avant qu’elles soient finies, car avec Conradli
je ne puis pas beaucoup travailler pendant la journée. L’une de ces étoffes est
une toile de lin couleur tilleul et l’autre est un très joli crêpe français rouge framboise, je ne sais
pas si c’est précisément framboise, en tous cas c’est une couleur qui me va très très bien.
Maintenant que Conradli devient un peu plus grand,
nous sortons quelque fois le soir, alors Kaidi garde la maison et il sait
toujours où il peut nous téléphoner s’il y avait quelque chose, mais Conradli
dort toute la nuit sans broncher. Avant d’aller me coucher, je vais lui changer
ses langes et il ne se réveille même pas. Ce n’est pas un enfant difficile, il
n’est pas gâté non plus, mais il est très bruyant et vif, jamais tranquille,
aussi quand il est dans son box c’est le seul moment de tranquillité que j’aie
et naturellement aussi quand il est au lit, car il dort encore le matin une
heure et l’après midi 2 heures, des fois trois. Il y a bien quelque chose qui
me donne un peu de difficultés, c’est de lui apprendre à être propre. Il sait
maintenant ce que c’est que de faire pipi, alors il dit bah ! bah !
mais il le dit toujours quand il l’a fait ou quand il est en train de le faire.
Il ne veut rien savoir du pot, il aime s’amuser avec, il y met ses jouets, il
le tient en l’air comme un étendard, il le lance à toute volée par la chambre,
il y enfonce même sa tête mais quand je veux l’asseoir dessus il se tient raide
comme une perche et si je veux le forcer un peu, il crie comme un petit cochon.
J’essaie environ tous les 15 jours, car il ne sert à rien de forcer et de faire
des scènes. Il a bien aussi sa chaise d’enfant dans laquelle je puis mettre le
pot et l’asseoir dessus, mais quand monsieur s’en aperçoit, qu’il a le pot sous
lui, il pétouille et pétouille jusqu’à ce qu’il ait fait tomber le pot ou qu’il
y ait enfoncé et engoncé ses deux pieds, alors on crie au secours pour que
maman vienne lui aider à les sortir. Vraiment il y a du théâtre toute la
journée maintenant chez nous. Heureusement que j’ai Conradli, sans quoi je penserais trop à vous et
serais trop malheureuse, Conradli est un
contre poids très effectif. Je suis reconnaissante de pouvoir l’avoir ici
où il ne manque de rien alors qu’il y a tant de ces petits malheureux en
Europe. Cela me brise le coeur quand j’y pense. Enfin, je ne vais pas écrire
sur ce sujet-là, il ne vaut mieux pas.
Boili va
bien, il est toujours très occupé, l’atmosphère au bureau n’est pas toujours
très agréable. Il y a toujours de la jalousie mais à part cela tout va bien,
l’entente avec l’ami (van Mastwck) que
vous connaissez est toujours bonne. Nous avons dîné chez eux hier, la rijsttafel,
avec les Fraay et encore d’autres gens. Les E. (Elout) sont en vacances, alors on a profité d’inviter tous ceux qui
s’entendent bien. J’espère que tu t’en sortiras de tout cela, car à cause de la
censure je ne veux pas nommer de noms.
Il est
aussi impossible de vous envoyer des photos
prises dehors, c’est pourquoi je ne peux pas vous en envoyer de notre
nouvelle maison. Elle nous plaît toujours, elle est gentille, toute petite et
cachée derrière trois sapins. J’ai bien arrangé mon petit jardin maintenant,
les fleurs poussent si vite ici qu’il est déjà tout fleuri.
J’ai eu
beaucoup d’embêtements avec les domestiques cette semaine. Ma petite baboe Anna
m’a quittée parce que j’habitais trop loin de chez elle, et la nouvelle baboe
que j’ai, a été malade après qu’elle se soit chamaillée avec ma vieille koki,
qui est une bonne pâte, mais par moment elle
bas de page coupé….
Tu devrais
voir comme elle (la vieille koki) ose
me bouder, mais nom d’une pipe, je
lui dis son affaire alors. A part cela, elle est fidèle comme un bon chien, si
je ferme les yeux aux petits bénéfices qu’elle se fait sur l’argent du marché.
Heureusement qu’avec tout cela j’ai toujours mon bon Kaidi. Conradli sait dire papa, il sait aussi appeler
Kaidi, mais ne sait pas encore dire maman !
Go et
Frank font aussi baptiser leur fils dimanche ensemble avec Conradli. Ils ont
trouvé à louer une jolie maison, un peu comme celle que nous avions à Tjilatjap
avec un beau jardin et ils ont toujours beaucoup de visites. La maison me plaît
beaucoup, mais cela ne me dirait rien d’avoir tant de visites, c’était bon à Tjilatjap
et aussi à Kediri, mais maintenant que nous avons Conradli, nous voulons en
profiter autant que possible.
Voilà mes
chers, toutes les nouvelles que je puis vous donner. Vous voyez que pour nous
la vie continue comme par le passé, notre santé est bonne à tous les trois. Moi
j’ai de temps en temps des crises de foie, mais quand elles ont passé je me
porte bien. Le médecin dit que c’est chronique, il n’y a rien à faire, il faut
me tenir à mon régime. Voilà près de deux mois que je me porte comme un coq en
pâte de nouveau et j’engraisse ce qui ne me fait pas de souci, car quand
survient une nouvelle crise, je maigris assez vite et je n’y tiens pas.
Voilà Boili
qui a fini de travailler et veut aller au cinéma, alors j’arrête car je dois
encore aller m’habiller. Mes bien chers Rötteli et Charlou, bonsoir.
Le
lendemain matin. Nous nous sommes réveillés très tard et Oscar a dû
se dépêcher d’aller au dentiste. Il a dû se faire arracher toutes ses dents
derrière (molaires) et en aura des fausses à la place, car elles étaient
mauvaises et ont causé une inflammation. Les dents de devant ont pu être
sauvées, ce n’est pas qu’elles soient belles mais c’est encore mieux que des
fausses. La semaine prochaine ce sera mon tour. Merci d’avoir encore pensé à
moi et d’avoir été chez Burri (dentiste à
Bienne), Charlot. Vous n’avez donc pas besoin de vous faire du souci, les
choses seront bien faites, par un dentiste à la hauteur, puisqu’il revient
d’Amérique où il a passé plusieurs examens l’année passée encore.
Merci de
toutes les nouvelles que tu me donnes de nos connaissances, Mamms. Tu donneras
aussi mes amitiés à Mottet.
Je suis
contente si tu reçois quelque chose de l’assurance
de Papali, pourvu que cela vous aide assez. Ma procuration ne peut partir
avec cette lettre-ci, elle viendra par prochain courrier.
A mes
frères tant de mes pensées vont à eux.