Batavia
17 décembre 1939
206
Mes bien
chers tous,
Dans deux
jours c’est ta fête. Comme je vais penser à toi et te souhaiter tout ce qu’un
cœur peut souhaiter à sa Rötteli. Encore une fois, j’espère que tu passeras un
aussi beau jour que possible dans les conditions actuelles. Peut être que les
CharLous pourront être près de toi, alors je ne doute pas que la fête sera
complète.
Nous avons
reçu hier ta lettre 225, contenant
une deuxième photo de nos trois hommes qui nous sont tellement indifférents ! Tu m’accuses
réception de ma lettre 203, mais j’espère qu’entre temps vous aurez bien reçu
mes lettres 204 du 16 novembre et 205 du 2 décembre.
Nos
meubles sont arrivés ici le trois décembre, et Boili a pris congé du bureau
pendant trois jours pour pouvoir m’aider et je dois dire qu’il a travaillé
comme un nègre. C’est lui qui a déballé toutes les caisses, c’est lui qui s’est
occupé de toutes les installations, telles que discuter avec les électriciens pour
le placement des lampes, du gaz, du frigidaire et de toutes les mille et une
choses nécessaire quand on installe une nouvelle maison. Je n’ai pas eu à me
faire le moindre souci, et le 7 décembre nous avons déjà pu coucher dans notre nouninouni. Notre djongos Kaidi a aussi été une aide parfaite, il a travaillé tout ce
qu’il a pu et m’a aussi aidé où il a pu, toujours content et prêt à me rendre
service. Voilà 10 jours que nous sommes dans notre maison et tout, absolument
tout est en ordre, installé, organisé et je n’ai plus à me faire le moindre
souci. Je puis donc me remettre à ma petite layette d’un cœur tranquille.
J’ai reçu un beau potager à gaz (cuisinière à gaz), dernier modèle avec
un bon four. Nous avons aussi un frigidaire General Electrics, tout neuf, qui
m’est vraiment d’une grande utilité et qui le sera encore plus quand le baby
sera là. J’ai une très jolie petite cuisine, petite, toute petite, mais bien
arrangée et Kaidi a tout peint en bleu vif, et j’ai acheté de la belle toile
cirée à carreaux bleus et blancs pour les buffets et les tablards. Tu devrais
voir comme il y a de l’ordre ! J’ai aussi une petite pantry (garde manger) que j’ai arrangée de la
sorte. Si je n’attendais pas le baby maintenant, c’est moi qui ferais la
cuisine, car tout est tellement pratique que ce n’est aucune fatigue et ici
beaucoup de dames la font elles-mêmes. C’est pas comme dans les grandes maisons
de Tjilatjap ou Kediri, où il faut marcher une demi-heure jusqu’à ce qu’on
arrive à la cuisine, aussi il m’est facile ici d’avoir le nez partout, ce qui a
eu pour conséquence que j’ai déjà engagé ma deuxième koki en 10 jours !
Maintenant
que tout est à sa place et que
j’ai trouvé une place pour chaque chose, je me sens bien dans notre petite
maison. Elle nous paraissait rudement petite au commencement, presqu’à y
étouffer, mais on s’y fait vite et maintenant nous sommes déjà bien habitués.
Je suis même contente qu’elle ne soit pas plus grande, cela nous épargne bien
des frais et des visites !
Des
visites ! J’en ai déjà eu par exemple, et trois hommes les uns après les
autres et la sœur de monsieur Engelhart. Le premier c’était le papa de Mimi
Hausermann, une connaissance d’il y a deux ans ici, le second Wil Oliemans, nos
amis de Tjilatjap, et le troisième Ger Heintzen, le cousin d’Oscar qui
travaille aussi à la Banque et qui était de passage ici, venant de Makassar (Sulawesi/Celebes) pour aller à Calcutta, son nouveau champ
d’activité.
J’ai eu
une journée bien chargée aujourd’hui, mais très agréable. Ce matin très tôt
j’ai été chez le docteur avec mon bäbä, car j’ai de nouveau la dysenterie. Il
n’ose pas me faire de piqûre en ce moment, alors on va tâcher de faire
disparaître les amibes d’une autre manière. Oui, Rötteli, maintenant tu peux
vraiment m’appeler « mülbe » (parasite)
comme tu aimais tant le faire dans le temps ! Toutefois, il ne faut pas te
faire du souci, ici tout le monde a la dysenterie une fois ou l’autre, on s’y
fait comme aux autres choses aussi et j’en sais assez maintenant pour me
soigner toute seule. Il y a de nouveau beaucoup de choses que je ne peux pas
manger, mais par contre il y en a beaucoup d’autres qui me sont permises, et
pas des plus mauvaises ! Le docteur m’a pesée aujourd’hui, je fais déjà 66
kg 200, alors qu’en temps normal j’étais toujours environ à 60 kg. Je grossis à
vue d’œil, surtout ces derniers jours il me semble. Autrement je me porte bien
et maintenant que nous allons marcher tous les soirs au moins une heure, et des
fois deux, je n‘ai plus les pieds enflés, la circulation du sang se fait mieux.
Je travaille tout le jour, je ne suis pas paresseuse, tu n’as pas besoin
d’avoir peur ! Les Hausermann, que nous avons été saluer, ne m’ont presque
pas reconnue. Ils ne pouvaient pas assez dire comme j’avais meilleure mine
qu’il y a deux ans, surtout mon teint est tellement plus frais, et
naturellement je suis plus grasse ! Et le bébé qui bouge, c’est fou !
Je commence à avoir de la peine à me baisser maintenant, c’est que le bidon ne
peut plus passer inaperçu ! Oh, nous nous réjouissons tellement, moi je ne
peux presque plus attendre de pouvoir le serrer dans mes bras.
19 décembre
Bonne
fête, Mamms ! Beaucoup de bonheur, et surtout bonne santé, et que Dieu te
protège comme je le prie tous les jours pour vous tous. Déjà depuis 3 jours
Boili me réveille le matin avec un muntschi en me souhaitant bonne fête de peur
d’oublier le jour même. Alors ce matin c’était vraiment le bon jour et lui
aussi te souhaite tout le bon, le beau et le bien. Tu sais, ta dernière lettre
me fait beaucoup penser à mon propre temps de communion, cela m’a beaucoup aidé
dans ma jeunesse et m’a donné la force de vivre. Peux-tu comprendre maintenant
mon chagrin le jour de ma communion quand vous ne vouliez pas venir à l’église
avec moi ? Depuis la vie, ses joies et ses soucis m’ont un peu dirigée
d’un côté plus matériel, plus terrestre, mais au fond de moi, je suis restée la
même, même si je ne vais pas à l’église. Maintenant que nous demeurons à
Batavia et assez près d’une des églises protestantes, nous y irons aussi, Boili
et moi. Surtout pour les fêtes de Noël, je sens le besoin d’y aller. Je pensais
toujours que nous pourrions faire baptiser notre baby par le pasteur Gétaz,
mais s’il faut attendre trop longtemps avant de pouvoir venir en Europe, nous
le ferons faire ici.
Crois-tu
que je puisse demander Flock pour être marraine et l’un des garçons comme
parrain ? A moins que Boili ne veille demander quelqu’un de son côté à
lui, je ne le sais pas, car nous n’en avons pas encore beaucoup parlé. Il
faudra encore que nous nous décidions, afin de pouvoir écrire et régler la
chose à temps.
Tu sais,
je pense, que Eddy (frère de Oscar)
et Ans ont une petite Linette, née
le 1er décembre. Leur joie doit être grande, ils nous ont envoyé un
télégramme.
J’ai déjà
eu du plaisir ce matin. On m’a fait le compliment que j’étais une personne très
pratique !!!
Rue de Batavia |
Pour la
chambre de notre baby, j’ai trouvé ici quelqu’un qui fait très bien le duco,
alors je donne tous mes meubles de la chambre des visites pour laquer crème
ivoire. J’ai déjà donné mon armoire à linge et une autre armoire de même
grandeur, elles sont devenues très jolies. Maintenant je donnerai encore une
petite commode. Les murs de la chambre sont aussi crème ivoire et les boiseries
brunes. Le berceau sera en rotin, crème également, recouvert de soie bleu ciel
de Banely et les rideaux de tulle brodé de maman Woldringh, crème également.
le berceau |
Je
ne mets pas de tapis par terre, car il faut éviter tout ce qui peut occasionner
de la poussière ou n’importe quoi qui ne soit pas tout à fait hygiénique. Pour
le petit bain, je vais acheter une grande seille à lessive que nous peindrons
en crème aussi. J’en avais aussi une, moi, n’est-ce pas ? Tu te souviens
comme je criais quand tu me lavais les cheveux ? Je me vois encore dans
cette seille, et tu avais une de ces grandes brosses à cheveux de Padre que tu
lavais en même temps, là dans la cuisine chez Gygax ! Comme le temps passe
vite ! Maintenant c’est moi qui aurai bientôt un tel petit
« Dräckli » ! Cette perspective me remplit d’un immense bonheur, j’en
suis toute inondée. J’ai de temps en temps un moment où j’ai les bleus sans
savoir pourquoi, soit que quel qu’un dise quelque chose qui ne me soit pas
sympathique ou n’importe quoi, alors cela me vient so « agheit » (inopinément).
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C’est peut
être mieux pour moi dans les conditions actuelles de pouvoir être ici, loin de
tout. Mais tu sais, Mamms, tu n’as pas besoin de m’écrire des lettres extra
belles vous concernant. J’aime mieux que tu écrives toujours la simple vérité,
car je lis attentivement tous mes Journal du Jura de sorte que je puis bien me
faire une idée de la situation où vous vous trouvez, des restrictions qui vous sont
imposées, des mesures que prends l’Etat, etc. Je n’ai pas encore rencontré de
Suisses ici, mais cela viendra.
Oeppis
muess i der no sage : Du weisch jo dass me nid gärn got go lädele, das het
me nie gärn doh, aber jetuze vrogt me mi alli Samschtig : göi mer e chlei
id Stad ? Hesch öppis ds choufe ? U de blybt me de grad so lang stoh
wie i wott, bis i alles gseh ha ! I weis jo scho dass das nid so witers
cha go aber fer a momänt hani toch freud dra.
Je dois te dire encore quelque chose, tu sais qu’On
ne va pas volontiers faire les magasins, mais maintenant On me demande chaque
samedi, on va en ville ? Tu as des courses à faire ? Et On attend jusqu’à
ce que j’aie tout vu. Je sais bien que cela ne peut pas durer mais pour le
moment cela me fait plaisir.
20 décembre
Est-ce
que tu as eu une belle fête,
Mamali de mon cœur ? J’espère que oui. J’ai beaucoup pensé à toi pendant
toute la journée. Oscar vient de me téléphoner qu’il amènera Mr. van Mastwyk à
dîner, ce sera mon premier guest ici dans notre maison pour manger, mais je ne
fais rien d’extra. Est-ce que je t’ai déjà écrit que sa femme attendait un baby
presque en même temps que moi, ou même quelques mois plus tôt, et au mois
d’octobre le baby est mort, il a fallu le lui enlever. C’est déjà la troisième
fois que cela lui arrive, et cette fois-ci elle a été bien, bien malade. Ils
possèdent un bungalow dans les montagnes, et elle reste là-haut pour reprendre
des forces, mais c’est surtout moralement qu’elle souffre, alors il aimerait
bien que j’aille quelques jours vers elle. Mais j’ai dit qu’avant de faire une
chose pareille, je voulais être sûre que cela ne lui fait pas mal au cœur de me
voir ainsi, car dans son état de faiblesse, cela pourrait peut être lui faire
plus de mal que de bien. Quand il viendra à midi je lui en parlerai
franchement, et si elle le désire vraiment, j’irai pour quelques jours. Je ne
la connais pas trop bien encore, et elle ne m’est pas terriblement sympathique,
mais j’ai bien pitié et si je puis lui faire du bien, je veux le faire de bon
cœur, car je comprends sa tristesse, moi qui attends moi-même cette grande joie
Il se peut donc que je parte pour quelques jours au commencement de janvier, si
je n’écris pas, tu ne t’en feras pas.
Oscar n’a
pas eu le temps de t’écrire pour ta fête, ni pour cette lettre –ci non plus,
car Elout est au service et Boili est seul pour tout le travail. Comme il n’y
est pas encore depuis longtemps, cela lui donne passablement à faire. Il
travaille de nouveau tous les soirs ici à la maison, des fois jusqu’à minuit.
Mais j’ai bien soin de lui, je lui fais aussi prendre du Nestrovit, comme moi,
car il faut qu’il garde ses forces.
Merci
encore mille fois pour ta lettre 225 et labelle photo. Je les regarde pas du
tout, tous ces hommes !!! Et quand tu auras celle des trois soldats, je la regarderai encore moins !!! Si tu as
l’occasion de te faire photographier, j’aimerais que ce soit de face, tel que celles
des garçons en officiers, une grande tête, car je veux les mettre toutes dans
un seul cadre dans la chambre du baby. Il faut qu’il sache dass mer no es
Rötteli hei ! Je mettrai donc
dans un cadre les photos des garçons en officiers, celle du Padre de la
mobilisation, où il est au volant avec son sourire, et … s’il y a encore une
petite place, alors peut être que j’y mettrai aussi une certaine Rötteli, mais
pas au milieu, seulement dans un tout petit coin !!!
Je
t’accuse encore une fois réception des photos du pic-nic à Sutz, que j’ai donc
toutes bien reçues.
Je savais
que le psaume 121 était aussi ton verset de confirmation, Du dûmes Muetti, tu
oublies tout, j’en avais pourtant déjà du plaisir à mon mariage, et toi
aussi ! On voit que tu portes de nouveau les cheveux longs, cela t’a
raccourci la mémoire !!! Est-ce que tu arriveras seulement à te rappeler,
dass de no nes Nitzli hesch ? (que
tu as une fifille).
J’ai une
mauvaise conscience de ne pas encore avoir écrit à mes deux frères-soldats. Je
vois qu’on fait tant pour nos piou-pious en Suisse, et moi je n’arrive pas
seulement à faire mon devoir de sœur. Une lettre serait la moindre des choses
puisque déjà je ne peux pas leur envoyer de paquet ! J’espère qu’ils ne
m’en voudront pas trop. Ce n’est pas l’affection, ni la bonne volonté qui
manquent, mais jusqu’ici le temps et la tranquillité pour me mettre
sérieusement à ma correspondance. Je n’ai encore écrit aucune lettre pour Noël
et Nouvel An, ni pour la Suisse, ni pour la Hollande, ni pour ici.
Pendant
que j’y pense, je crois que Boili tient à faire faire des cartes pour annoncer
la naissance, alors tu pourrais faire une liste à qui je dois en envoyer en
Suisse, cela m’épargnera du temps et d’en oublier la moitié. Ici on annonce les
naissances par le journal, c’est la manière hollandaise, mais je ne crois pas
que cela se fasse en Suisse. D’un autre côté, je n’ai reçu de cartes ni de la
Amsy, ni de beaucoup d’autres dont tu m’écris qu’ils ont reçu des enfants, de
sorte que je ne me sens pas obligée de faire beaucoup de frais non plus. Enfin,
fais toujours cette liste, et on verra.
J’ai de
nouveau reçu un cadeau de tante Engel, qu’elle a brodé elle-même, la bonne âme,
mais c’est une horreur ! C’est
un sac de couchage en flanelle pour les nuits froides, alors elle a brodé
dessus le chaperon rouge, mais avec des couleurs impossibles ! Il reste à
souhaiter que le poupon pissera bien souvent dessus, afin que ce soit vite
usé !!! C’est une bonne âme, mais elle n’a pas plus de goût que je ne sais
quoi.
Est-ce que
Padre a déjà avisé Köbu Gassmann de ma
nouvelle adresse ? Car je tiens bien à recevoir mon paquet de journaux
(Journal du Jura), mais je n’ai pas
le temps de lui écrire pour le moment, et puis, il faut le faire par avion, et
cela revient terriblement cher pour des petites lettres pareilles, le faire par
bateau, c’est trop incertain.
Veuille
aussi remercier Max pour les Sie&Er
et les Illustrés qu’il m’envoie régulièrement. J’en ai beaucoup de plaisir.
J’aimerais
aussi que tu écrives à Banely et à la Giggerli, car je ne les ai pas gâtées
avec des lettres, et pourtant ce n’est pas à mon affection que cela tient.
Cette
lettre ne vous parviendra plus pour Noël. Je te souhaite que vous puissiez le
passer tous réunis, même simplement, mais ensemble. Nous, on pensera à vous de
tout notre cœur plein de bons vœux aussi. Mais ne vous en faites pas pour nous,
je n’aurai pas le heimweh (l’ennui), non,
il faut savoir être raisonnable, et pourvu que vous vous portiez bien et que
nos prières soient entendues. Il arrivera bien une fois un Noël où nous serons
de nouveau réunis, j’espère. Nous ferons un tout petit arbre pour nous deux, et
je pense que nous irons à l’église, et le reste de la soirée Boili jouera du
piano et moi j’en jouirai. Nouvel An aussi nous le passerons tranquillement
ainsi, et peut être bien que j’achèterai une bonne bouteille pour boire à votre
santé, à vous tous mes chers, et à l’avenir de nos pays-patries.
Que Dieu
vous protège tous, mes bien chers, et notre Suisse, et l’Europe, j’ai aussi
tant de pitié pour les Finlandais. Je trouve terrible que tant d’innocents
doivent souffrir ainsi, j’aimerais tant pouvoir faire plus pour leur aider, car
je ressens bien que nous menons une vie
très égoïste ici par rapport à vous en Europe en ce moment. Je tâche de
faire du bien autour de moi où je peux, mais je sais bien que ce n’est rien à
côté de ce qu’on demande de vous en Suisse. Bien que je n’écrive jamais rien de
la situation actuelle, sachez pourtant que nous vivons intensément avec vous.
Mes biens
chers, encore une fois tous nos vœux et nos prières pour les jours à venir ……. avec
toutes nos pensées affectueuses.
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