vendredi 2 décembre 2016




Tjilatjap

13 juin 1938

A sa maman
Il est 9 heures du matin, je viens de bien déjeuner, une grande assiette de porridge, et maintenant je suis prête pour une bonne chnätschete (papotte) avec ma Rötteli. Il y a si longtemps que je t’ai laissée sans nouvelles.
Premièrement mille et mille fois merci pour le merveilleux Jäckli. Je l’ai reçu il y a deux jours et il me va très très bien. Il est ravissant, Oscar aussi le trouve si joli.  Merci aussi beaucoup pour ce joli noeud, justement j’ai mis une robe en crêpe georgette bleu marine sur laquelle ce nœud ira d’une manière épatante. J’aime bien ces petites choses là, jolies et élégantes, qui peuvent donner un cachet d’élégance aux robes simples que je fais. J’ai cherché un de ces papillons, mais ici on ne les a pas encore. Tu aurais dû te l’acheter à Nauheim. Si je le fais faire ici, cela n’aura pas le même chic.
Je sais très bien ce que tu entends, j’ai vu cela dans le Jardin des Modes et d’autres journaux de mode français.
J’ai tant de choses à te raconter, à te confier, que je ne sais pas par où commencer. Je vais me mettre à répondre à tes lettres d’abord.
La 185
J’espère qu’à la fin du compte tu as reçu toutes mes lettres adressées à Nauheim. Je puis si bien me représenter ton retour à la maison et la fête que cela devait être pour tes hommes. J’ai eu la même chose en rentrant de Bandoeng, il y a 15 jours. Buby était venu à ma rencontre avec l’auto, un Buby qui ne se sentait plus de plaisir. Je crois que la séparation lui a fait plus qu’à moi, en tous cas il ne savait plus comment me faire plaisir. Toute la maison était pleine de fleurs, entre autre une immense corbeille de glaïeuls roses.
Je suis contente que la cure t’aie bien réussi et j’espère que tu en sentiras les conséquences de la manière la plus parfaite possible. Mais voilà bien la Rötteli, qui va dépenser de l’argent et du temps pour une bonne cure, et sitôt à la maison, elle se fiche une bosse de tout ce qui lui a été défendu, jusqu’à en devenir malade. Rötteli, Rötteli, tu ne deviendras donc jamais prudente ? Enfin, je te comprends aussi, va. Je me réjouis de recevoir le Reisebericht (rapport de voyage)… J’ai bien ri de toutes les aventures et intrigues qui se passaient à l’hôtel.
Merci aussi de la lettre de tante Nelly (Bulgarie). Je pense que Loulou n’y a pas été assez longtemps pour voir comment ils vivaient, probablement qu’il n’est pas encore assez malin pour voir des choses qu’on ne lui montre pas. Cela m’aurait tout de même intéressée d’en savoir plus long.
A Bandoeng j’ai trouvé une belle étoffe de laine, très mince, de la même couleur que la blouse de laine bleue, une teinte plus foncée et je suis en train de me faire une belle jupe. Avec cette jupe, je me ferai aussi une blouse en organdi blanc puisque c’est tellement à la mode. C’est bien pour cela que je suis si contente d’être restée à la maison, j’ai tant de choses à faire pour renouveler ma garde robe, et maintenant je pourrai le faire à mon aise.
Quant aux Marchand-Dean (l’oncle René de Londres), c’est vraiment du bluff et moi aussi je suis bien contente que tu n’aies pas eu à te fâcher de leur visite une fois de plus. Comme toi, j’ai aussi pensé à Pâques à nos vacances de Lugano, et j’y pense encore souvent. Ah, comme on a raison de profiter tout ce qu’on peut dans la vie. Au moins ces souvenirs-là personne ne peut nous les prendre.
Lettre 186
C’est terrible cette sécheresse en Suisse, comme je regrette que les paysans doivent subir cela.
Tu m’écris dans cette lettre que tu crois que je suis Europa-ryf (mûre pour l’Europe), est-ce que tu aimerais beaucoup, beaucoup que je vienne ? Vois-tu c’est comme cela. Maintenant que Oscar est administrateur, il ne peut pas quitter si vite, cela ira encore bien une année au minimum. Enfin, je ne peux pas donner de date, j’aime mieux pas, car je ne sais rien à ce sujet. Ma santé maintenant ira tout de suite mieux, parce qu’enfin je sais où est le mal et je sais comment le combattre.
Jusqu’à présent, les médecins m’ont toujours ordonné des régimes, mais ce n’était jamais tout à fait bien. Maintenant qu’on sait qu’il s’agit du foie, j’ai aussi un régime approprié, qui n’est pas  trop sévère. Ce qui m’est défendu, c’est la viande de porc, l’alcool, le café, pas trop de graisse ni d’albumine. Je dois n’employer que du beurre pour cuire, plus d’huile (de palme ?) etc. Le docteur ici m’a établi un régime avec menus que je dois suivre un certain temps. Tous les matins une grande assiette de bouillie pour déjeuner, soit porridge, ou semoule de riz ou maïzena, mélangé à deux jaunes d’œufs. A midi viande blanche, pommes de terre ou riz, légumes et fruits. Le soir des schnitteli (tartines) ou n’importe quoi de ce genre. Une certaine quantité de lait par jour, mais pas de crème. Je prends aussi de l’ovomaltine dans mon lait, et vers 11 heures du matin quand j’ai faim, je prends une tasse de bouillon avec encore 2 jaunes d’œufs battus dedans. Je ne mange presque jamais de conserves. Tous les 5 jours j’ai un immense panier de légumes frais depuis Bandoeng. Tu vois que nous vivons sainement et que tu n’as pas besoin de t’en faire. Le docteur veut que je devienne un peu plus grasse, mais autrement j’ai bonne mine, et mes intestins se portent aussi beaucoup mieux. J’ai encore à prendre des pillules pour me nettoyer le foie, c’est tout.
Par contre une chose que j’aimerais te demander de faire pour moi, c’est de chercher en Suisse un  petit corset, c’est à dire une ceinture lavable que je puisse porter tous les jours. 
une gaine

En m’auscultant, le docteur à Bandoeng a remarqué que j’avais tous mes organes trop bas, l’estomac, les reins, tout est au moins 5 cm trop bas. Il dit que cela peut provenir de ce que j’ai grandi trop vite. Il dit que ce ‘est rien de dangereux, beaucoup de femmes ont cela et cela ne gêne à rien, seulement qu’il faudrait que je porte toujours quelque chose autour du ventre pour soutenir un peu. Tu sais qu’ici je me suis habituée à ne rien porter du tout. En Suisse j’avais toujours un petit corset pour mes bas, mais ici comme je n’en porte pas, je me suis aussi passée de porter un corset et ce n’est pas bon. Maintenant je sais que Mily a acheté à Soleure, une ceinture, un step-in (une gaine) comme on les nomme en Amérique, qu’elle peut porter sans bas. C’est une ceinture qui a deux élastiques dans lesquels on enfile les jambes, ainsi elle ne peut pas glisser vers le haut. Ils doivent aussi avoir cela chez Tanner, seulement ce qu’il me faudrait, c’est quelque chose que je puisse laver souvent, au moins tous les deux ou trois jours. Il y aura peut être autre chose qui soit bien, informe-toi, peut être dans un magasin sanitaire ou chez la Descoeudres ? Tu sais, il ne me faut pas une ceinture comme toi tu en portes et que tu achètes à Paris, non, cela serait trop. Pour moi il faut une simple petite ceinture moderne, un peu élastique, sans baleines et pour porter sans bas. Demande à Hedy ou à une autre jeune fille qui porte la mode, elles pourront peut être te renseigner sur ce genre de corselets. Et n’oublie pas de me faire savoir les prix.
Tu me dis de ne plus employer de steel hairbrush, mais je t’assure que c’est avec cette brosse-là que j’ai encore les plus beaux résultats. Oh, la Näggeli se soigne, t’en fais pas ! Et tu devrais voir mes cheveux, ils sont jolis. J’ai maintenant aussi une nouvelle coiffure, tu sais ces rouleaux le long de la tête. Elle me va très bien, tout le monde m’en fait le compliment. Et le coiffeur m’a aussi dit que ce serait dommage de me faire faire une permanente, vraiment mes cheveux tiennent bien ainsi. J’ai aussi acheté un crayon pour noircir mes cheveux gris aux tempes, et cela réussit très bien. Oh, tu sais, ta Ge… ne se laisse pas aller.
Inclus la procuration légalisée, par les autorités hollandaises d’ici, on m’a dit que ce n’était pas au Consul (suisse) à faire cela. J’espère  que ce sera en ordre. Je trouve que vous pourriez mieux me tenir au courant de tout ce que vous faites au Chalet. Il paraît que vous avez abattus beaucoup d’arbres, entre autre les beaux sapins du talus etc. Pourquoi ne m’en dites-vous jamais rien ? Un des garçons pourrait bien faire des photos du Chalet une fois. Notre beau Chalet, je l’aime toujours bien, et puis je ne sais pas encore quand je le reverrai !!!
Est-ce que tu aimerais vraiment que je vienne seule avant Buby ? Est-ce pour ma santé que tu m’as dit cela, ou est-ce parce que tu aimerais m’avoir ? Je sais bien que tu aimerais toujours m’avoir, cela je le sais, mais est-ce que cela t’est si difficile d’attendre encore ? Vois-tu, pour toi je veux bien envisager un départ seule pour l’Europe, mais sans cela rien ne peut m’inciter à quitter mon mari pour tant de temps. J’ai encore demandé au docteur à Bandoeng, d’ailleurs c’est Buby qui l’a demandé tout de suite, si ce serait mieux pour moi d’aller en Europe, le médecin a répondu que non, absolument pas. Aucune nécessité. Donc, si ce n’est pas absolument nécessaire, j’aimerais mieux ne pas quitter mon mari pour si longtemps. J’ai le pressentiment que cela ne serait pas bon pour notre mariage, une absence d’une année environ. Quand il le faut absolument, c’est une autre question, mais quand ce n’est pas absolument nécessaire il vaut mieux l’éviter. Je vois tant de ces exemples ici ! Et mon mariage a été un succès jusqu’à présent, et surtout depuis mon retour de Bandoeng, je revis vraiment une deuxième lune de miel, plus harmonieuse et plus profonde que la première même. Mais, il te faut m’écrire franchement là-dessus, tu sais qu’il y a toujours l’argent en Suisse qui me permet de faire le voyage quand que ce soit.
Alors, la Maggy attend de nouveau un gosse ! Nom de nom, elles en ont toutes un sauf moi. Je n’y comprends rien et je suis bien décidée maintenant d’aller me faire visiter. Qu’est-ce que tu en penses ? Est-ce dangereux une visite pareille ? Cela ne fait pas mal pourtant ? Oscar maintenant est aussi d’accord, d’abord il ne voulait jamais, me disant toujours qu’il fallait laisser cela aux soins du Bon Dieu, mais maintenant il veut bien venir avec moi. Nous irons peut être chez Bernard qui est chirurgien gynécologue. Dis-moi ce que tu en penses ?
Bernard et Ir ont été très très gentils pour moi pendant que j’étais à Bandoeng. D’abord je me gênais un peu parce que je n’avais pas été chez lui comme docteur, j’ai pensé qu’il m’en voudrait, mais pas du tout. Ce sont même eux qui sont venus me rendre visite chez les Boese où je logeais. Bernard avait appris que j’avais été à l’hôpital et à titre d’ami il est venu me voir. Il m’aime beaucoup, il m’a aussi examinée et m’a dit que je guérirais bien vite, c’est à dire que ce n’était pas grave et que si je suivais bien mon régime et que je sois prudente j’aurais vite surmonté cela Ir aussi m’a invitée et m’a bien gâtée. Maintenant Oscar aussi a admis que Bernard est très, très bon sans le trouver encore bien sympathique, pourtant il l’aime déjà beaucoup mieux.  Et Bernard a un très bon nom comme médecin à Bandoeng. Mais dans la vie privée, c’est encore toujours le même paysan.
Nelly, mai 1938,
photo J. Boese

Oscar, mai 1938,
photo J. Boese

Au mois d’août Oscar pourra prendre trois semaines de vacances. Nous avons donc décidé de les passer avec les Boese dans un bungalow de montagne, les quatre, avec nos domestiques, vu que nous ferons notre propre popote. Je me réjouis, nous aurons une vie tout à fait libre, pas d’hôtel, rien que la nature Nous serons à la hauteur du Chasseral (1600 m).
J’aurais encore tant et tant de choses à te raconter, mais c’est de nouveau le moment de filer à la poste. La suite donc au prochain numéro. Je vais profiter de ces 15 jours de solitude pour remettre à jour ma correspondance. Une fois enfin !
J’espère que tout va bien chez vous. Vous êtes à Sutz je pense, profitez-en,… votre …..

Merci à Charlot pour ses différentes cartes postales, ses belles photos qui nous ont fait très plaisir. Mes vieux frangins, je pense à vous bien souvent. Et maintenant mes chers, Schluss !




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