samedi 5 mars 2016








Keboemen

14 février 1935

Mes bien chers,
Il y a 14 ans aujourd’hui que j’ai été malade (méningite) et où commença pour toi, mamali, la période presque la plus difficile de ta vie. J’ai beaucoup pensé à toi, à tout ce que tu as fait pour moi surtout en maîtrisant des conflits intimes. Je te comprends tant et si bien, maintenant surtout depuis que je suis mariée et connais un côté de plus de la vie. Aussi mon Faaather, mon cher macaroni à toi aussi revient une bonne part de tendre reconnaissance pour m’avoir soignée avec tant de dévouement. Et mes petits frères, eux qui se sont tenus si gentils et depuis ont toujours gâté leur petite sœur, mes chers vieux mistons.
Nous sommes jeudi aujourd’hui, donc un peu tôt pour vous écrire, mais aussi je ne vais que vous lancer un bout de lettre ce soir, et surtout pour vous raconter ma visite à Tjilatjap, pendant qu’elle m’est encore fraîche dans la mémoire. Nous sommes assis au salon, près du radio, sous la lampe, avec la leesetrommel (la caisse de lecture) les deux en pyjamas. Nous venons d’écouter un concert magnifique et maintenant un journaliste donne un compte rendu de la situation en Europe. Je préfère ne pas écouter, avec toutes ces histoires de guerre, c’est pour vous ficher la frousse et je préfère faire l’autruche et garder ma paix aussi longtemps que possible.
Nous sommes rentrés de Tj. Hier matin à 10 heures, bien contents de notre visite qui a été agréable, mais aussi contentes de nous retrouver dans notre home, moins joli et moins grand que la maison des v.Tinteren, mais notre home, enveloppe paisible de notre bonheur.
A Tjilatjap je n’ai rien fait de spécial. Etant chez les v.T. j’étais moins libre de disposer de mes matinées, c’est à dire que madame v.T. tenait beaucoup à ma compagnie. Comme moi aussi j’ai joui de la sienne d’ailleurs, je m’entends bien avec elle. (Cela n’est guère possible autrement après mon école de diplomatie ici !) J’ai été avec elle chez la couturière, nous avons parlé toilettes, etc. tout un tas de sujets bien féminins, ce qui m’a pourtant fait un énorme plaisir, vu que je n’en ai pas mon compte ici avec Buby. Il se donne bien de la peine pour tout me remplacer, mais quand je lui demande son avis sur un détail de toilette il me répond : Est-ce que je sais, moi ? à la manière des garçons. Mais je continue à lui demander son avis, peut être apprendra-t-il à s’y intéresser et à y voir clair un beau jour !
Madame v.T.  déteste aussi tellement la petite madame Erkelens (une indo-européenne) alors je l’ai un peu calmée et nous sommes allées ensemble lui rendre visite. Bah, elle est 100 fois mieux que ma Rickshaw. Depuis des mois, la mère Erkelens loge chez eux, c’est donc la belle-mère et belle fille qui doivent s’entendre comme chien et chat. En sortant de là, la mère avec qui j’étais seule un instant, m’a pris le bras, en me chuchotant qu’elle était si malheureuse là, que c’était si monotone, que la belle fille ne pouvait causer de rien, absolument rien. J’en ai été toute surprise, car ce n’était que la seconde fois que je voyais cette femme. Je vous dis, je fais des conquêtes en un tour de main, ici !
Vendredi soir. Nous attendons les Voskuil qui peuvent arriver d’un moment à l’autre. Ils sont arrivés de Batavia ce matin, vers midi. Ils logent à l’hôtel. Monsieur Voskuil a été au bureau cet après-midi et a dit à Buby qu’ils nous rendraient visite ce soir. Nous attendons donc. Nous sommes deux en blanc. J’ai mis ma robe de broderie all over blanche qui me va toujours extrêmement bien. Mes cheveux sont bien grâce aux bigoudis. Buby aussi est bien, il pue la brillantine. Il a nettoyé ses ongles. Il s’est nettoyé les dents (elles étaient toutes jaunes, le c…..). Enfin nous sommes en plein dans l’ambiance de fête. A la cucina, la baboecina fait des sandwiches. Elle n’y a pas encore le coup comme Minna ! Attendez un moment, il faut que j’aille voir si elle ne fait pas de bêtises !!! – Bon, cela y est.

Samedi le 16 février. Oui, les Voskuil sont donc arrivés hier soir. Leur visite a été agréable. Ils nous ont apporté le paquet de papa Woldringh, contenant le coffret à bijoux de Linette, avec la plupart de ses bijoux et une de ses sacoches en cuir crocodile presque neuve. Mais je vous énumérerai tout cela plus bas car il me faut procéder dans l’ordre, sans quoi je n’en sortirai plus moi-même. J’ai tant à vous raconter. 
Les Voskuil ont donc d’abord été chez les Visser, puis chez nous. Madame est presque venue spécialement par ici pour me voir, nous voir, quoi, et nous remettre ces bijoux. Aujourd’hui elle repart pour Kediri où se trouve sa fille aînée, qu’elle n’a pas encore vue.
Nous avons parlé de choses et autres, de Hauterive, de Flock, de vous surtout. C’était très heimelig de les avoir ici, il nous semblait être en Hollande. J’ai eu beaucoup de plaisir surtout à voir madame Voskuil. Elle m’a montré beaucoup de sympathie et surtout beaucoup de compréhension pour les difficultés que je devais avoir au commencement, et je crois bien qu’ils sont un peu surpris comme nous nous en sommes bien tirés. Ils ne sont pas restés trop longtemps, car M. Voskuil devait partir ce matin à 6 heures pour visiter Tjilatjap. Elle ne l’accompagnait pas alors je me suis tout de suite offerte pour aller lui tenir compagnie à l’hôtel ou l’avoir chez moi. Elle a accepté avec plaisir car ils avaient promis à M. Röhwer, qu’elle irait visiter sa fabrique, une sorte de compensation parce qu’ils ne leur ont pas rendus visite, mais sont venus chez nous ! Ce matin j’ai donc marché à l’hôtel où je l’ai retrouvée, prête et souriante, toujours bien sympathique. Elle a été comme une maman pour moi vu qu’elle a aussi sa fille mariée ici, et j’ai bien pu lui raconter un peu de tout à cœur ouvert. Je  ne vous cacherai pas que j’ai pissé de l’œil deux secondes quand elle m’a parlé de toi et de sa visite à Sutz. Alors elle m’a dit : oui, oui, jeune femme, nous, femmes aux Indes, nous y passons toutes par là, mais cela passe aussi. Pourtant elle a pu se rendre compte que je n’avais pas l’ennui et je vous dit, ils ont les deux été surpris de voir comme tout allait bien avec nous. Avec elle, ce matin, j’ai donc été visiter la fabrique, ensuite nous sommes venues ici, chez moi, pour boire quelque chose de rafraîchissant. Elle est restée une heure de nouveau et nous avons bien pu bavarder. Tout l’intéressait, elle comprend tout, ayant aussi fait ses débuts ici, et aussi avec des Indischen.
Hier soir, après le départ des Voskuil nous avons ouvert le coffret, Buby et moi, devant le portrait de Linette. C’est un beau coffret en cuir fauve, contenant aussi une sorte de compartiment secret. Le dedans est en velours vert sombre. Mes chers, je ne peux pas vous décrire en tous détails tous les bijoux que j’ai reçus.
Naturellement que je vais les porter, selon qu’ils s’accordent avec mes robes, et malgré tous les regards de jalousie du monde. Nous l’avons dit ici que j’en avais reçus, en partie pour justifier la visite des Voskuil, donc c’est compréhensible que je les porte. Les plus beaux, je les porterai à la maison, seulement pour nous deux, comme cet après midi aussi j’ai mis ma belle robe imprimée chaudron de Max, avec mon grand médaillon et un des bracelets de Linette, qui s’accorde. Alors quand M. Visser est venu demander à Oscar de jouer au tennis il a fait de gros yeux quand il m’a vue aussi bien habillée, lui qui ne voit sa femme qu’en kimono toute la sainte semaine. Lui, comme tout le monde qui voit ce médaillon, n’a pas pu s’empêcher de me dire qu’il était merveilleux. Oui, il fait un effet fou avec cette robe, ils se complètent si bien l’un l’autre.
Demain soir il y a repartage du match Hollande- Allemagne (football), à Amsterdam. Tante Engel m’a écrit un billet pour demander s’ils pouvaient venir écouter, ils amèneront encore une autre famille avec eux. Des gens que nous ne connaissons pas encore. Probablement que les Visser viendront aussi, à moins qu’ils ne veuillent pas rencontrer tant de monde. J’aurai donc toute une compagnie demain soir. Je vais faire en sorte d’avoir une assiette de nassi goreng pour chacun, et quelques sandwiches, 1-2 bouteilles de bière, du sirop au citron et finie l’affaire. Heureusement qu’ici on ne fait pas tant d’histoires que chez nous en Suisse, sans quoi, maintenant déjà je commencerais à me faire du souci !
Mais vous voyez que je n’ai pas le temps de m’ennuyer, il y a toujours du mouvement, soit d’un côté soit de l’autre.
Monsieur Voskuil ne nous a rien dit, mais diable, il se pourrait bien que nous ayons à déménager, nous sentons quelque chose dans l’air. En ce moment, la Mexolie est en effervescence, cela mijote dans tous les coins à cause des nouvelles mesures prises, avec lesquelles presque personne ne se trouve d’accord. Nous non plus, nous ne pouvons pas y voir de bon côté et croyons que la Banque (Banque des Indes néerlandaises) est en train de faire un faux pas, mais enfin, nous ne pouvons envisager les choses que d’un coin, tout de même. C’est sûr que nous ne laissons rien voir, il n’y a qu’à papa Woldringh (un des directeurs)  qu ‘Oscar écrit ouvertement son opinion, mais si à ses prochaines visites M. V. lui demande son opinion, c’est sûr qu’il la donnera aussi, très prudemment. C’est aux gens d’ici que nous ne laissons pas trop voir.
Les Voskuil ont presque poussé les hauts cris lorsqu’ils ont vu Buby, comme il avait bonne mine et engraissé. Ils n’en pouvaient croire leurs yeux. J’en suis bien contente d’un côté, mais de l‘autre, je le mets un peu au régime maintenant. Il n’a plus son porridge le matin, c’est d’ailleurs son propre désir, et autant que possible je remplace les farineux par des légumes ou des fruits, tout en n’allant pas trop loin et en tenant compte des calories, vitamines etc. Moi, quant à la grosseur, madame Voskuil ne m’a pas trouvée changée, c’est aussi la seule chose qu’elle ait pu juger, ne m’ayant connue que pendant une demi-heure en Hollande, à notre visite d’adieu.
Cette semaine, j’ai fini de couper et faufiler ma robe de piqué blanc. Est-ce que je vous en ai déjà parlé ? Je ne m’en rappelle plus. J’ai eu assez de peine avec cette robe, mais cela vient surtout de ce que je n’ai jamais pu y travailler tranquillement, toujours une demi heure, puis j’étais dérangée et quand je reprenais le travail, je ne savais plus à quoi j’en étais. Bref, j’ai fini par en avoir marre et un soir j’ai même eu les bleus à cause de cette charrette de robe. Le lendemain je me suis dit : ou bien ou bien, soit je la finis soit je la fiche aux pattes, et avec un reste de courage j’ai fini de la faufiler pour l’essayer, et… bonheur, elle n’allait pas mal du tout excepté 2-3 petits changements. Ils sont faits maintenant, et la robe « fit » très bien, elle a même beaucoup de ligne !!! Maintenant je n’ai plus qu’à la coudre et la terminer, ce qui demandera bien encore quelques jours, car je veux faire du travail propre. Après je vais m’en faire une noire, toute simple, pour certaines occasions, que je pourrai porter avec beaucoup de garnitures différentes, entre autre aussi avec des manches en tulle de ma vieille robe orange, etc.
Si la chose s’arrange que nous puissions aller à Tjilatjap pour cette réception chez le Regent, je dois encore filer à Semarang pour ma permanente. Il se peut donc que vous receviez ou une lettre très courte ou pas de lettre du tout, la semaine prochaine. Vous ne vous en ferez pas et penserez que je m’amuse.
En rentrant de Tjilatjap nous avons donc trouvé vos lettres du 28 janvier avec la deuxième série de photos. Je n’ai pas d’expression assez forte pour les CRITIQUER, il vaut donc mieux que je me taise, et vous en penserez ce que vous voudrez. Les petits chiens sont vraiment jolis ! Faaatherli est bien sur la photo, seul avec toi mamali. Toi, tu as l’air un peu raide, mais je crois que c’est l’effet du col de ton manteau, un effet qui n’est pas photogénique !
Ce mois nous ne recevrons pas de koprah geld, (voir lettre du 30.12.1934) peut être Fl. 15.--, pas plus. Gare, il faudra serrer les freins !
Mon kebon aujourd’hui vient vers moi, me dire que sa femme avait accouché d’un gosse, il m’a demandé congé pour aller nettoyer le tout et m’a aussi demandé une avance. Comme il a déjà Fl. 4.--, d’avance, je n’ai pas voulu lui en donner plus, mais à la fin, j’ai quand même eu pitié de la femme, et je lui ai donné Fl. -.50 comme cadeau. Avec cela, je ne peux plus le voir par moments, et je me demande quel événement de famille il va encore avoir. En ces 4 mois qu’il est ici, il a eu deux décès, 1 naissance et tout le diable à quatre ! Est-ce que je vous ai une fois écrit que ma baboe a aussi perdu sa maman. Elle a pleuré en me l’annonçant. Naturellement j’ai aussi dû avancer Fl. 5.--, pour payer les frais de l’enterrement. Mais c’est fou, ces gens, comme ils savent garder pour eux tous leurs sentiments. Jamais on ne s’apercevrait de quoi que ce soit, chez elle, elle reste toujours la même, avenante, faisant son travail toujours d’humeur égale, et pourtant elle en a beaucoup de chagrin.
Buby a fiché en l’air sa raquette. Il vient d’en acheter une neuve chez un chinois, un client, pour Fl. 15.-. Moi, je vais dépenser Fl. 15.--, pour ma permanente, ainsi cela fera le compte !
Les souvenirs de nos amours sont comme des papillons de velours !
Depuis quelques jours, nous avons grande guerre, Buby et moi. Il a pris la mauvaise habitude de toujours garder la cigarette aux lèvres, et cela lui arrive de même parler à une dame avec la cigarette à la bouche. Cela alors, c’est un crime à la politesse que je ne peux pas laisser passer. Pour le punir, chaque fois qu’il le fait, je vais prendre 10 cents de son compte privé, et les verser dans le mien, (elle a toujours été bonne à ces sortes de transactions, la Ge… !) J’espère que cela le guérira de cette déplorable habitude et surtout que cela le punisse. Mais je ne suis pas trop sûre de ce dernier fait.
Nous sommes lundi soir. Hier soir dimanche, nous avons donc eu les Engelhart avec les Lenzink. L’émission a été très bonne, dommage que les Kaaskoppe (hollandais) aient perdu. Ils sont restés jusqu’à passé minuit. Mon nassi goreng était bon, et a été bouffé avec plaisir.
Aujourd’hui j’ai écrit à papa Woldringh, et dormi tout l’après midi, pour me rattraper de hier, et heureusement que je l’ai fait, car à 5 heures Oscar m’annonce qu’il doit faire la tournée pour monsieur V. demain à Solo et Djocja. La petite Hanny va plus mal et ses parents s’adonnent au pire désespoir et découragement. Visser ne partira donc pas demain et moi j’accompagnerai Buby. Je verrai Jans, car naturellement nous allons manger chez eux. Vendredi, si la petite ne va pas mieux, Oscar ira à Semarang, alors j’en profiterai pour aller au coiffeur. Samedi ou dimanche prochain, il nous faudra de nouveau aller à Tjilatjap. Vous voyez que nous avons une semaine en l’air, une fois de plus. Je ne vais donc plus faire long, car Buby est déjà au pieu. Nous devons nous lever à 5 heures demain.
Father, aujourd’hui nous avons reçu de la direction de la poste à Bandoeng ce bout d’enveloppe retrouvé dans la correspondance qui a pu être sauvée du désastre du Uiver, l’avion Douglas qui a si malheureusement été détruit dans le désert de Syrie. D’après le Journal du Jura, vous n’en avez pas entendu parler beaucoup, mais c’est un accident ou plutôt un drame qui a touché presque le monde entier, en tout cas tous les pays qui avaient pris part à la course Londres-Melbourne. (voir lettre 29.10.1934). Quant  à nous ici et en Hollande, on en a été atterré. Enfin, bref, on a sauvé tout ce qu’on a pu de la correspondance à bord. Ce bout d’enveloppe déchiré et brûlé est tout ce qui reste d’une longue lettre de Noël de papa W. Nous voulions lui envoyer ce témoin de cette terrible catastrophe mais Buby a décidé de l’envoyer à toi, puisque tu es si fou de timbres, de nouveau. Comme tu vois, c’est un timbre spécial, et le tout atteindra ou a déjà atteint beaucoup de valeur. Si ce n’était pas le cas en Suisse, alors du moins dans les pays qui ont pris part au deuil. Tu en auras bien soin, et j’espère que cela te fera plaisir, surtout encore que c’est Oscar qui te l’envoie, pas même ta Ge…. !
Mes chers, je vais filer au pieu, il est tard et Buby ne peut pas dormir en entendant ma machine. Donc bonsoir, jusqu’à la semaine prochaine. Toutefois ne vous attendez pas trop à des nouvelles, avec une semaine pareille !



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