samedi 19 mars 2016




19350316


Keboemen,

16 mars 1935

A sa maman

C’est samedi matin, mes zigues sont en train de nettoyer toute la maison, alors moi je me suis réfugiée au jardin. Je voulais aller promener ce matin, mais nous nous sommes levés plus tard que d’habitude et la différence se fait tout de suite sentir, de sorte que je préfère me mettre à ma correspondance, at once, sans quoi tu ne recevras pas la lettre promise, bien longue et détaillée.
J’ai tant à te raconter que je ne sais vraiment pas par quel bout commencer Je vais écrire tout mélangé. Hier nous avons été en tournée à Solo, avons dîné chez Jans, qui pour 2 jours était seule avec sa belle mère. Cette pauvre Jans ne peut plus la voir, sa belle mère, mais aussi, elle est tout à fait la grand’mère Marchand, toujours un petit fion mielleux, toujours cette jalousie de l’amour de son fils pour Jans, elle se croit encore et toujours indispensable au bonheur de son fils, elle croit que quand elle n’a pas le nez dans le jeune ménage, rien ne va, etc, etc. Tu connais assez le sujet pour que je t’en dise encore long là-dessus. Suffit que Jans a eu un plaisir fou à me voir, et la semaine prochaine à notre tournée à Solo, nous prendrons Jans avec nous à Keboemen, car le même jour, John ira conduire sa Ma à Bandoeng de nouveau. J’espère bien que Jans pourra venir passer ces quelques jours ici. Oscar n’a pas eu une tournée agréable, le marché est de nouveau complètement gâté, il n’a presque rien vendu, et ce qu’il a vendu, c’est à des prix dérisoires sur lesquels il y a des pertes. Nous aurions tant aimé que ce mois-ci, justement, soit un peu meilleur, cela aurait été tellement plus encourageant pour Buby, vu qu’il est seul, et aussi pour les affaires en général, et notre porte-monnaie.  Nous ne recevrons de nouveau rien ce mois-ci, c’est embêtant, pas tant pour notre vie courante que pour nos économies, car enfin, nous ne deviendrons pas riches ainsi. Enfin, tu sais je ne me plains pas, vu qu’il faut toujours être content quand on a la santé et du travail. 
Chapitre santé, tout va bien. Mes quelques jours à Tjilatjap m’ont fait un bien énorme. J’ai profité autant que possible d’aller à la plage, et j’en suis revenue bronzée et avec des belles joues rouges. J’ai aussi engraissé un peu. Tous mes boutons etc. ont aussi passé, mais sitôt que je mange un peu pediss (poivré au poivre rouge) ils reparaissent.  Alors je sais  ce qui me reste à faire, et je fais bien attention. Buby aussi se porte bien, il a bonne mine et malheureusement il engraisse toujours. Lui, il s’en moque, mais moi pas, je le fais jouer au tennis autant que possible, mais marcher, il ne veut pas, ce charrette ! enfin, tout va encore bien de ce côté là.
Jeudi passé nous voulions aller en tournée. Nous sommes partis le matin tôt comme d’habitude. Il avait plu toute la nuit, mais cela ne nous gênait pas jusqu’à ce que nous sommes arrivés près de Koetoardjo, la ville après Premboen. Il y a là une petite rivière de la grandeur du Chruzigrabe, (ruisseau à Sutz) une de ces petites rivières telles qu’on en rencontre des milliers ici aux Indes. La route passe par-dessus, en un beau pont, comme au chemin de Sutz, mais voilà que par ces pluies de la nuit, la rivière a monté au moins de trois mètres de son lit, et a tout inondé jusqu’à 2 m. de hauteur. Tu aurais dû voir ces champs de riz, tous sous l’eau, et justement au temps des récoltes. Sur une étendue d’environ 1 km carré tout sous l’eau, une eau bourbeuse qui avançait avec la rapidité de l’Aar à Nidau. C’était fantastique, naturellement il aurait été bête de vouloir passe avec l’auto, tandis qu’en prenant un autre chemin il aurait fallu faire un détour qui nous aurait coûté 3 heures de temps. Alors nous avons renoncé à faire la tournée ce jeudi, et l’avons remise à hier, vendredi, la route étant de nouveau libre et sèche comme si rien ne s’était passé. C’est comme cela ici, en une nuit il peut pleuvoir tellement qu’on se noie presque sur la grande route, et 24 heures après tout est sec, riant et ensoleillé  comme s’il n’avait jamais plu, excepté la récolte du riez qui a beaucoup souffert. Enfin, ce jeudi donc, en retournant à la maison, nous nous sommes arrêtés à Premboen pour une petite visite aux Engelhart qui ont eu du plaisir à nous voir. Nous avons déjeuné avec eux, car c’était encore tôt environ 7 ½ heures. Puis nous avons fait un tour au jardin, d’où je suis revenue les bras pleins de fleurs. Madame E. sait que j’aime tant les géraniums rouges, (en souvenir de ceux que nous avions toujours à Sutz, alors chaque fois elle me donne toutes les fleurs qui fleurissent à ses plantes. J’ai encore reçu de beaux citrons pour faire du sirop, et ce qui me réjouit le plus, elle m’a appris à faire du yoghurt. Elle possédait les petites bêtes ( !) nécessaires. Maintenant je peux faire moi-même un verre de yoghurt par jour, que nous boirons à tour de rôle, Buby et moi, jusqu’à ce que ces petites bêtes se soient multipliées  assez pour faire 2 verres de lait. Je te dis, ils sont gentils ces gens-là, c’est formidable. Et jamais tu les entends dire du mal de leur prochain comme la plupart des gens le font ici, et ils nous apportent tant de sympathie à nous deux. Tu sais, madame Visser aussi a bon cœur, un cœur d’or, mais elle est si bête pour les choses pratiques de la vie, elle est bornée, elle n’en peut rien, cela vient de ce qu’elle est à moitié javanaise, tandis que les conseils des Engelhart, tu peux les suivre, ils sont des gens intelligents, des Blancs, quoi, des gens comme nous. Oscar aussi trouve beaucoup d’amitié  chez monsieur avec qui il peut causer. Tu comprends, pour les Visser, les Röhwer nous avons longtemps été les enfants de monsieur Woldringh, les fils à papa, ils se méfiaient de nous. Maintenant ils commencent à voir que nous ne sommes ni arrogants ni des espions et ils se donnent un peu plus librement, tandis que les Engelhart, n’ayant rien à faire avec nous du côté travail, se sont donnés librement depuis le commencement.  Cela se peut qu’ils nous aient flattés un peu parce que nous étions des Woldringh, car la fabrique de M. Engelhart appartient aussi à la Banque, mais depuis longtemps ils nous aiment pour nous-mêmes. Cela nous le sentons très bien. Les van Tinterens aussi nous aiment pour nous-mêmes, vu que son père à lui, est tout aussi riche que papa W. si pas plus. Oui, oui, nous avons bien du fil à retordre de ce côté-là, d’ailleurs papa W. nous avait bien averti que cela serait ainsi, mais à la fin on se rend maître de la situation tout de même.
Nous n’irons plus à Tjilatjap, c’est fini maintenant, car la fabrique va être repourvue de personnel.  Entre autre il y aura le jeune Nieburg, celui qui était ici à la place de Buby avant, qui y va, tandis que Erkelens ira à Rankas Bitoeng, la fabrique près de Batavia. Selon toute probabilité nous resterons donc encore ici pour une autre année, ou enfin pour une autre période, jusqu’à un nouveau changement de personnel. Nous aimons autant encore rester ici, Buby trouve très bien de pouvoir encore travailler ici sous Mr. Visser et dans cette fabrique-ci qui est la plus grande. C’est la fabrique de Rankas qui marche le mieux, avec des bénéfices même, tandis que nous ici n’avons que des pertes à enregistrer, mais il faut bien espérer qu’une fois cela changera aussi. Quant à moi, j’aime autant encore vivre ici, on est si bien les deux, tout à fait pour nous. C’est paisible et économique aussi. Tu comprends, quand nous sortons en société, nous voulons pouvoir faire selon nos habitudes, notre rang, ou plutôt selon nos goûts, et cela devient tout de suite assez cher. Ici à Keboemen, à la maison, je peux m’habiller de petites robes bon marché, mais gentilles tout de même, tandis que si je sors j’aime bien être tip-top. 
Hier soir en rentrant de tournée, nous avons passé au magasin de radio, ils avaient justement reçu un tout nouveau modèle de Philips, alors nous l’avons pris avec pour essayer. Mais à présent cela devra être le dernier, car en essayant toujours on ne peut plus se décider, vu qu’il y a constamment de nouveaux modèles qui sortent de fabrique. Nous avons déjà l’argent de papa W. de sorte que nous pourrons payer comptant, avec 10% de réduction, ce qui nous fait une différence de Fl. 27.50. Pendant ce mois que Mr. Visser est absent, il nous a prêté son radio ou plutôt il nous l’a confié avec la permission de l’employer. Ainsi il est sûr que son radio se trouve en de bonnes mains. Aux Röhwer il a donné l’emploi du frigidaire, vu que le courant est forfaitaire.

Tu sais, j’aimerais pourtant que tu garde mes lettres un peu plus longtemps avec toi, au moins jusqu’à ce que tu sois arrivée à me répondre, ils arrivent encore bien assez tôt pour les lire, à St Gall. Moi, cela m’embête car souvent je te demande quelque chose et je ne reçois jamais de réponse. Enfin, c’est pas du tout pour te faire des reproches, oh, non, seulement tu es toujours trop vite prête à te sacrifier pour les autres, et ce que tu en as de plus, je puis bien me le penser.
"dutch oven"

Demain, dimanche, je vais essayer de faire un caneton au four, avec le four à charbon qu’on a ici. Dommage qu’il ne soit pas pratique pour ouvrir et fermer souvent. Tu sais, mon four ici, c’est simplement une grande marmite ronde en fer blanc, posée sur 4 pieds. Alors on met des charbons brûlants dessous et sur le couvercle. Dedans on met la tourte, ou ce qu’on veut rôtir, ou cuire Pour voir si c’est assez cuit il faut enlever ce couvercle avec une longue tige en fer ou en bambou, pour ne pas se brûler à cause des charbons posés dessus. Jans a un grand fourneau électrique, mais moi je ne le voudrais pas, cela va trop long et c’est bien cher. D’ailleurs, comme je vous l’ai déjà écrit, ces cuisines ici sont bonnes pour les baboes qui sont très adroites avec ces feux de charbons et ne sauraient pas avoir assez soin d’un beau fourneau.
J’aime bien le dessin de mon padre, artiste, de toi écrivant des lettres. Je peux très bien me représenter la façon dont tu les écris, ces lettres. C’est heimelig.

Tu m’as déjà demandé de t’envoyer des cartes postales. Oui, je le ferais avec plaisir, mais le photographe qui les a prises n’en a plus. Il faut qu’il en prenne de nouvelles. J’essaie toujours de le persuader que j’en achèterais beaucoup, mais jusqu’à présent je n’ai pas eu de succès. Quant aux photos que Buby doit faire, elles viendront, je ne les oublie pas, mais il faut attendre le bon moment. Surtout ces photos d’intérieur prennent beaucoup de temps et de préparatifs, pour ajuster la lumière etc. Fais moi une liste de tout ce que tu aimerais que je photographie pour toi, ainsi cela sera plus facile que de chercher ce qui pourrait bien vous intéresser, vous faire plaisir et surtout pour ne pas prendre deux fois les mêmes photos, car vraiment je ne sais plus du tout ce que je vous ai envoyé.

C’est samedi soir, le jour du courrier par avion. Peut être que tout à l’heure je recevrai une lettre de vous, je viens de voir le type du bureau aller à la poste chercher les lettres. Oui, le courrier est bien arrivé avec ta lettre 77, gr. J’ai aussi reçu l’avis que mon béret est arrivé, je pourrai le faire retirer lundi seulement. Je me réjouis et pourrai encore te laisser savoir comment il me va. Je ne dois payer que 12 ½ cents, afleveringsrecht.

J’espère que ton mal de cou n’est pas grave et que tu sois bientôt remise pour jouir de la compagnie de Bänggu (sa sœur Fanny). Vous profiterez de ces moments que vous passez ensemble pour forger vos plans de guerre et établir vos plans de campagne en vraies belles-mères contre les jeunes mariés aux Indes. Mais faites attention, si vous exagérez je cacherai des araignées et des chauve-souris dans vos lits et encore bien des trucs de ce genre, jusqu’à ce que vous déguerpissiez. Et bien oui, cela commence bien, j’ai de belles intentions, pas, alors que vous n’êtes même pas encore arrivées !

Je vous avais écrit qu’Oscar avait demandé à la direction s’il devait essayer de remettre son service à plus tard parce qu’il y avait si peu de personne à la Mexolie. Nous venons de recevoir la réponse ce soir, que ce n’était pas nécessaire. Donc c’est assez sûr que nous pourrons aller à Soerabaya en juillet, pour 3 semaines. Cela sera chic, car en outre de sa paye ici, il recevra Fl. 10.-, par jour pour son entretien. Nous allons chercher un petit hôtel bon marché, je prends ma bi-ba-boe avec pour laver notre linge et ainsi nous aurons un bon temps j’espère. Pour cette époque là, je dois encore coudre beaucoup, et m’y mettre fermement cette fois-ci.
Mardi matin. J’ai encore un petit moment. J’ai reçu le bonnet. Je trouve le modèle excellent, c’en est aussi un qui me va très bien, donne moi les indications pour le modèle, je vais essayer d’en faire aussi un moi-même.
Oh nous avons eu une sale déception hier soir. Mr. Visser est vite revenu de ses vacances, parce qu’il avait été en tournée à Semarang comme convenu, alors il est vite venu rapporter l’argent encaissé et voir comment les choses allaient. Mais voilà qu’il a annoncé à Buby qu’il ferait lui-même aussi la tournée à Solo, parce que cela revenait trop cher de renvoyer l’auto de Kopeng (où il est en vacances) à Keboemen pour que Buby puisse se rendre à Solo avec. Et nous qui nous réjouissions de prendre Jans avec nous la semaine prochaine, et moi qui avait encore tant de commission à Djocja, et nous qui voulions aller un soir chez les Engelhart vu que nous avions une auto à disposition, et à chaque tournée cela nous donnait Fl. 5.50 que la fabrique paie comme Taggeld quand on s’absente pour affaires. Tout est à l’eau maintenant, et nous ne savons pas pourquoi. Oscar se demande s’il n’a pas donné satisfaction à la dernière tournée, s’il a fait une faute ou que sais-je, mais moi je ne crois rien de tout cela. C’est simplement parce que Visser ne veut pas toujours rester à Kopeng, qu’il veut sortir un peu, ou alors qu’il a pris cette excuse pour avoir l’auto à son entière disposition pour qu’ils puissent faire eux-mêmes de belles excursions. Enfin, le plus terrible c’est que nous ne pouvons pas en savoir la cause exacte, parce que Visser ne dit jamais rien, ou jamais ce qu’il pense en des cas pareils. Enfin, c’est vexant, tu comprends bien.
Depuis deux jours que je fais du yoghurt, il m’a bien réussi, il est excellent tous les matins à déjeuner. C’est facile comme tout à faire soi-même. Buby le mange avec des biscuits râpés, donc des miettes et du sucre, il mêle tout cela et cela donne une bonne crème. Moi, je le mange pur, sans sucre, c’est ainsi que je l’aime le mieux. On va en faire toute une cure pendant un moment. Ces petites bêtes c’est pas sale du tout, tu sais.
Aujourd’hui il pleut, un bon jour gris et froid. Il fait beau rester à la maison, sans que la conscience te pince d’aller promener.


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