29 juin 1934
Keboemen
(A son frère Louis)
Chauffeur
Marchand, Salut !
Ta lettre
du foyer du soldat m’a enchantée. Je suis si contente que cela te plaise et
cela semble aussi bien t’aller. J’ai reçu aujourd’hui des nouvelles de maman
qui me dit que tu sorts souvent avec les officiers. C’est chic sûrement. Est-ce
qu’ils te donnent un pourboire au moins ? Il y en a sûrement aussi des
râteaux ! Mon Chüggou, j’aimerais tant encore avoir d’autres photos de
toi, à la caserne ou en exercice, telles que Charlot avait pu les acheter lors
de son cours. Ta sale binette est toujours sur ma table à écrire, cela ne
l’embellit pas au moins, mais que veux-tu, je n’ai pas de plus mauvaise place
pour ce bout de carton.
Oh !
mon vieux, je me tords encore les côtes de cette farce que vous avez jouée avec
le cirage, bon sang ce que j’ai ri, et Oscar aussi. Cette photo de toute ta
section, je l’attends, tu sais. (Ce qu’elle peut être meule ma
« schwoscht » (sœur), quand
elle a quelque chose dans la tête !)
Je t’entends raisonner ainsi, et ma
foi, je m’en fous, pourvu que j’arrive à mes fins. Dis donc, qu’est-ce qui t’a
valu de rester en caserne pendant tout le dimanche de la visite de Coen (frère cadet d’Oscar) ? C’est ce qui s’appelle une bonne
punition, cela.
Ta lettre
de Bienne, du 1er mars m’est aussi bien parvenue. Bah ! mon
vieux, tu n’as pas besoin d’éprouver cette « honte immense » (elle ne
t’a sûrement pas fait mal au ventre pendant un quart de seconde cette honte,
mais enfin) parce que tu ne m’écris pas souvent. Vois-tu, je comprends bien les
choses, ne t’en fais pas et aussi longtemps que tu ne m’oublies pas tout à
fait, que tu saches encore que tu as une sœur quelque part là-bas et que tu lui
envoies de temps en temps une pensée affectueuse, cette sœur se tiendra bien
tranquillement contente.
Merci des
nouvelles que tu me donnes de maman, et je suis confiante en ta foi de frère,
mon petit frère. Bon sang, tu sais des fois, mais non, moi aussi je garde le
dessus. Mais l’autre soir, mon vieux, Oscar était au lit avec un
refroidissement de nouveau, j’ai joué une des marches militaires que papa
m’avait envoyées, et j’ai dansé avec ta photo, alors,… alors tout d’un coup….,
oui, mais tu ne le diras à personne, hein, tu promets ? Qu’est-ce que tu
veux, on a trop fait les fous souvent, je me suis tant amusée avec vous deux,
et maintenant ici c’est plus tranquille, plus de jonglage, plus de chambard.
Oscar est bien devenu plus gai, mais ce n’est pas encore mes frangins. Je
t’assure que c’est la seule chose qui me donne du fil à retordre, sans cela
tout va bien. Surtout ne va pas te faire du souci parce que je t’ai confié
cela. Mais tu sais on s’est promis de tout s’écrire, et à vous je le peux, à
maman ces petites choses lui font trop vite du souci, elle fait d’une puce un
éléphant. Autrement tout va bien, la santé est bonne, l’humeur aussi, le
travail marche et le temps passe trop vite. Tu sais ce n’est pas que j’aie
l’ennui de vous, de la maison, mais non, je me plais ici, je suis heureuse avec
Oscar mais voilà, c’est le souvenir du bon vieux temps qui ne reviendra plus,
le souvenir de notre jeunesse, de nos amusements de jeunesse plutôt, qui me
hante des fois. Mais enfin zut, il fallait s’y attendre, et puis cela ne dure
pas longtemps, heureusement Oscar est là qui réussit toujours bien à me faire
reprendre le dessus Pour cela,
tu sais, il est unique,
c’est fou ce qu’il a de la patience, de la compréhension. Je crois que je l’ai
déjà écrit à Charlot, ou même à toi peut être ? Vous allez dire que je
commence à radoter !
Des
nouvelles de nous ici, je n’en ai pas à donner, outre que ce que j’écris à la
maison. C’est de nouveau la fin du mois, alors Oscar doit travailler le soir,
car en trois jours le trois de chaque mois, le bilan mensuel doit être envoyé à
la direction, avec cela il y a plus de 500 comptes à boucler. A partir de
demain soir je l’accompagnerai au bureau, lui tenir compagnie et aussi pour ne
pas rester seule à la maison, quoique je n‘aie pas peur seule, tu sais !
Ne vas au moins pas croire une absurdité pareille.
Quand tu
m’écris, n’oublie au moins pas de me donner des nouvelles de maman et de papa
et de Charlot. Est-ce qu’il est vraiment dans un club de gym maintenant ?
Il ne m’en écrit rien dans sa lettre. Tu as raison, il ne faut pas le laisser
s’empâter.
Après le
service, que comptes-tu faire ? penses-tu aller à la Widemann (HWS Huber Widemann à Bâle), ou est-ce
que papa te veut à ses canards ? Mon vieux, tu te rappelleras ce que tu
m’as promis, hein, s’il y a la plus petite chance, ne la manque pas. Nom d’une
pipe, si tu avais une chance de venir ici, mais pour le moment c’est aussi mal
qu’ailleurs. Figure-toi qu’il y a des Européens qui viennent colporter du
savon, du papier à lettre, des brosses à dents etc. Et des messieurs tu devrais
les voir des fois, c’est à fendre le cœur, mais voilà ils sont sans travail.
Mon vieux, le meilleur que je puisse te dire, ne perds jamais ton temps,
apprends tout ce que tu peux, développe-toi tant que tu peux, de tous côtés.
Après
demain on reçoit deux petits chiens, âgés de quelques mois seulement, on s’en
réjouit.
Je viens
d’apprendre d’une lettre de maman, que les Brero
(locataires du chalet pour l’été)
sont arrivés. Je pense que cela va bien changer la vie du Chalet (Sutz près de Bienne) maintenant,
mais enfin, il faut s’arranger comme on peut par ces temps de crise.
Mon vieux,
je te quitte pour cette fois. Tu ne reçois pas une lettre bien intéressante,
mais tant pis, hein, j’avais seulement un peu envie de causer avec toi, et
maintenant je vais te quitter pour aller faire de l’ordre dans un coin ou
l’autre, et coudre un peu. Tu sais, c’est fou ce que le temps passe vite ici,
ces semaines, elles filent, filent, sans me laisser le temps de finir la
moindre des choses, toujours c’est samedi, toujours c’est le moment du
courrier. Mon Chüggou, porte-toi bien, tiens-toi bien, amuse-toi bien mais ne
perds pas ton temps. Je me tiens toujours le pouce pour vous, et t’embrasse
bien fort
A la main
Ta sœur
qui t’aime
P.S. je
joins des photos pour maman
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