mercredi 8 juillet 2015



9 octobre 1933

Batavia (Jakarta)


Nous sommes arrivés hier à Batavia, et ma première impression des Indes, de Java et Batavia est excellente.

Je vous ai écrit que j’irais voir le client de Milex Elem,  Reuben, 81 Selegie Road, Singapore, si j’en avais l’occasion. Nous sommes arrivés à Singapore le matin à 7 heures par un temps superbe, mais hélas, après une heure il a commencé à pleuvoir d’une façon fantastique, pendant toute la journée sans discontinuer. A 11 heures du matin nous avons pris un taxi pour nous rendre à la Selegie Road.



Nous avons traversé tout le quartier européen et à chaque tournant de rue je m’attendais à voir le commerce, le magasin ou les bureaux de Reuben, mais non, rien. La Selegie Road se trouve dans le quartier des indigènes. Une rue large et sale (mais la saleté n’a rien à dire en Orient !) bordée de maisons à deux étages, des bicoques à notre point de vue suisse, peintes en couleurs différentes, sales et délabrées, formant comme à Berne, mais en plus petit, des galeries où se trouvent les magasins ou plutôt les boutiques. A l’angle d’une autre rue, voici une maison peinte en bleu, des volets verts, ou plutôt des morceaux de jalousies aux fenêtres de l’étage, le plain-pied est haut. On y accède par un escalier pompeux et sale, devant lequel toutefois se trouve un grand palmier. Le trottoir devant la maison et le terrain autour du palmier sont déblayés des ordures qui ordinairement ornent l’entrée des autres maisons du quartier ; cela fait déjà bonne impression. Nous montons l’escalier, car tu l’as deviné, nous sommes au No 81. 




Nous sommes reçus avec des sourires et des regards d’une douceur inouïe, vraiment je n’ai encore jamais vu des visages avec des expressions aussi angéliques. Une petite fille, une jeune fille et une femme nous escortent dans une pièce aux murs blanchis à la chaux. Au milieu se trouve une table ronde recouverte d’un tapis crocheté, trois chaises de paille, dans un coin sur une petite table, un gramophone, un banc et une chaise longue en osier, voilà tout l’ameublement d’une pièce aussi grande que la comptabilité, ton bureau et l’expédition. Les fenêtres ont des barreaux, pas de vitres, des chiffons de couleur rose forment des rideaux brise-bise. Au fond de la pièce une ouverture correspondant  à une porte de chez nous, à côté une autre ouverture qui pourrait être une fenêtre mais qui donne dans une autre pièce où l’on voit un tas de cartons (pas d’horlogerie, j’ai fait attention) et un cheni formidable. Nous sommes reçus à l’intérieur par un homme petit, noiraud avec une moustache taillée, un nez bombé, la peau bronzée et de nouveau une expression exquisement douce. Je me présente et avec force révérences, j’apprends que j’ai devant moi le frère de Monsieur Reuben. Mr. Reuben de l’horlogerie se trouve actuellement au magasin, à quelques pas de là, on va le chercher. Ce qui m’intéressait, c’était le magasin, mais on ne m’a pas laissé y aller, disant qu’il était fermé aujourd’hui parce que c’était la Fête des Tabernacles (fête juive) et que tous les magasins étaient fermés. En effet, dans ce quartier ils l’étaient. Nous prenons place à table en attendant, et je commence la causette. Le frère n’est pas dans l’horlogerie, il a un autre commerce. Les affaires vont bien, ils ne sentent pas la crise mais il ne se vend presque que des marchandises japonaises. Pour l’horlogerie aussi, Mr. R. no 1 (le nôtre donc) ne sent pas la crise. Il fait le commerce de gros, mais les derniers temps il ne vend presque que des montres japonaises. Elles sont bien meilleur marché, mais tout de même pas aussi bonnes que les montres suisses. Toutefois les indigènes ne peuvent pas se payer des montres suisses en ce moment, car ils ne gagnent pas beaucoup et les montres japonaises leur suffisent. Il n’y a que les chinois qui achètent des marchandises européennes, car ils boycottent le marché japonais. Sur ces entrefaites, la femme revient disant que Reuben no 1 est allé rendre visite à un ami dans une maison pas trop éloignée, vu que c’est dimanche, on profite de faire des visites. On va aller le chercher. Bon j’accepte, et nous attendons encore. La jeune fille nous apporte des verres d’orangeade glacée. J’accepte avec mon plus gentil sourire (par politesse !) Le frère qui était retourné se coucher sur la chaise-longue pendant tout ce temps, vient maintenant s’asseoir à la table et nous comptons les minutes jusqu’à l’arrive de R.1. Il parle très difficilement l’anglais et ne pouvant plus rien tirer de lui, je me tais aussi. Mutisme et sourires à mélasse, belles dents et yeux de chamois, sur la tête un turban, habits à moitié européen, à moitié je ne sais comment, le tout me fait soupçonner qu’ils sont juifs et Arméniens. Enfin voilà Reuben 1, habillé tout à fait à l’européenne, nez crochu, moustache, yeux noirs, dans les 35 ans, mais c’est très difficile de leur donner un âge à ces hommes. Au frère j’aurais donné 25 ans mais sa femme en paraissait 50 et il a une fille qui paraissait 20 ans. Puzzle.
How do you do Mr.R. I am Miss Marchand of the Milex Elem Watch Co. Ici un mouvement en arrière, un regard un peu moins doux, presque à l’aguet. –Oh ! thank you for your visit. A chaque phrase que je disais, je recevais comme réponse ce « thank you », Oscar de même. Nous étions debout et Reuben ne semblait pas vouloir nous dire de nous asseoir, à la fin, voyant nos limonades, il a quand même offert d’entamer une causette. Il a été très fermé, et je n’ai pas pu en tirer beaucoup. Le commerce marche bien, mais pas de marchandises européennes, ou plutôt des montres cylindres seulement, de Numa Jannin, 5 ¼’’ à Frs.6.-- le mouvement, qu’il met dans des boîtes japonaises. Elles sont très bonnes, jolies, très aimées de l’indigène et bon marché. A ma demande pourquoi il n’avait pas répondu à nos lettres, il a répondu qu’il n’avait plus reçu de nouvelles de Elem Watch depuis 1930, plus jamais une seule lettre. Qu’il n’avait jamais rien eu avec Elem, qu’il avait toujours été très content des livraisons et que vraiment il n’y avait jamais, jamais rien eu entre Elem et lui, que les rapports avaient toujours été excellents. Avec cela, il m’a semblé qu’il était toujours aux aguets et qu’il avait plutôt peur de nous. J’ai essayé par tous les moyens, j’ai été très gentille, je voulais briser la glace, mais avec lui rien à faire. Oscar m’a aussi bien aidé, mais tous nos essais s’arrêtaient à un mur, un visage où tu ne pouvais rien lire, absolument rien. J’ai réussi à savoir que la saison pour Singapore c’est le Nouvel An chinois qui a lieu vers la fin janvier, jusqu’en février et en décembre-janvier le Nouvel An malais. Ce sont des fêtes pour lesquelles il vend le plus. Il ne fait que du gros et pour le moment c’est Numa Jannin avec ses cylindres 5 ¼’’ à Frs. 6.--. Lui, Reuben, doit donner de longs crédits aux Chinois. Presque rien ne se paie au comptant, ici aux Indes aussi. Oscar lui a demandé pourquoi, puisque il n’y avait rien eu entre Elem et lui, il n’avait plus envoyé de commandes ? – thank you for your interest, Elem have always made good deliveries, indeed very good, thank you, yes, thank you very much, etc etc. Nous avons demandé si nous pouvions lui faire des offres, mais oui, en 5 ¼’’ ancre, 14 k.rect. coins coupés. Je te donnerai le détail plus bas, je l’ai inscrit sur un papier qu’Oscar a sur lui en ce moment. Et pendant que j’écris il est allé à la Banque (la Neer.Ind. Handelsbank) se présenter. Reuben a même dit une fois (la seule fois qu’il a dit une phrase un peu longue !) que Elem avait toujours été avantageux pour ces petites pièces ancre.

Oscar en est sorti dégoûté, moi aussi, mais je me dis les affaires sont les affaires et au point qu’elles en sont aujourd’hui !!! Mais à l’avenir il ne faut plus se laisser faire et presque tomber à genoux devant ces gens-là, surtout ne pas les considérer et les mesurer à notre point de vue, jamais nous pourrons les comprendre, jamais.


old Singapore

Il en est de même avec les British Indians, donc ceux de Bombay et Colombo. C’est de la vermine et de la fripouille. Sais-tu à quoi on les reconnaît ? La première fois que j’en ai vu un, j’ai été prise de fou-rire, c’est parce qu’ils portent leur chemise en dehors de leurs pantalons. Parfois ils n’ont qu’un linge autour des hanches, mais une chemise européenne par-dessus. Mais aussi les mieux situés, ceux qui ont des pantalons blancs, ils portent leur chemise ainsi et exhibent des pantets (propres, c’est-à-dire pas marqués, tu comprends !!!) avec un sérieux incomparable et au moins il ne faudrait pas leur montrer que tu les trouves drôles ! Naturellement que Ben Ishar Singh, Qasi Macbool et tous ceux-là, ont le même costume. Ces gens, les Arméniens et les Chinois sont ceux qui ont les magasins partout en Orient. Jamais, quand on achète quelque chose, il faut  accepter leurs prix, jamais, ils seraient étonnés qu’on le fasse, c’est–à-dire tu ne t’aperçois pas de leur étonnement, leur figure n’exprime jamais rien. Cela fait  qu’ils vendent un peu à tous les prix et quoi de plus naturel qu’ils marchandent aussi à leurs fournisseurs. Ceux que j’aime le mieux jusqu’à présent, ce sont les Chinois, ils me sont très sympathiques même, qui l’aurait cru ?
Dans le quartier japonais j’ai aussi été dans des magasins d’horlogerie et j’ai demandé les prix de détail de plusieurs montres. Avant tout, ne pense plus que parce que c’est en Orient, tu peux livrer n’importe quoi, on voit ici les mêmes modèles qu’à Paris, les baguettes avant tout, en chromé, nom Lusima, reviennent à $ 28.00 change de Singapore, fait en Frs. La marque bien introduite ici est Dyma, on la voit partout, depuis le beau magasin européen René Ullmann, jusque dans le plus petit bazar. La réclame est fantastique, des chevalets dans les vitrines, etc.
Ce que j’ai aussi vu, c’est que Silva Bros. le client de Price Park à Colombo, a un magasin magnifique à Singapore. Les vendeurs dans le magasin sont hindous aussi, habillés à l’européenne, 4 grandes vitrines, des montres, des pendulettes, de l’argenterie, un luxe inouï. Devant la porte, un groom en livrée, je te dis, pas même Mersmann, Pocheron, Vacheron et Constantin n’ont des magasins pareils. D’abord, j’ai douté que ce soit les mêmes Silva Bros, puisque les uns sont à Colombo et ceux-ci à Singapore, mais en petit au-dessus de la porte il y avait marqué Incorporated in Ceylon. Alors sûrement ce sont les mêmes. Mais c’est la bonne montre, l’article précision et luxe.


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