Batavia
le 1er septembre 1941
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Ma bien
chère Rötteli et mes Charlous,
Je viens
de m’apercevoir qu’il y a de nouveau un mois depuis ma dernière lettre et j’ai
vraiment honte. J’espère de tout cœur que tu ne te feras pas trop de soucis à
notre sujet. Je m’empresse d’ailleurs de te rassurer, ici tout est parfait sous
tous les rapports.
Ce mois
d’août a vraiment passé je ne sais pas comment, mais aussi il a été très
agréable. Je vais commencer par le commencement et avec l’aide de mon agenda
vous raconter tout ce qui s’est passé.
Premièrement
merci mille et mille fois pour votre précieux télégramme qui a ouvert la série
des jours de fêtes. (anniversaire de
Nelly et de mariage).
Le 2
août qui était un samedi, Oscar venait de rentrer du bureau à une heure, il
était assis et lisait son journal pendant que moi je faisais mes comptes,
assise à mon bureau, et que Schnucksi s’amusait autour de moi. Tout à coup je
vois et j’entends Kaidi pousser une exclamation effrayée et puis
crac-crac-crac. Schnucksi s’était emparé
d’une bouteille de sherry que Kaidi avait posée par terre à côté du
frigidaire pour pouvoir enlever un plat et avait oublié de la remettre. Conrad
s’en est emparé, mais l’a lâchée en entendant Kaidi pousser cette exclamation
de frayeur. La bouteille s’est cassée,
le vin s’est répandu par terre et Schnucksi a glissé dans tout ce liquide en se coupant
la tempe, au front et à l’épaule à la jointure du bras. Il a tout de
suite saigné comme un petit cochon, ce que Boili le voyant, lui a complètement
fait perdre la tête. Moi, j’ai empoigné notre Schnucksi et l’ai plongé dans une
seille d’eau qui chauffait au soleil pour son bain de l‘après midi, ceci afin
de faire tomber tous les éclats de verre, sans être obligée de frotter ce qui
aurait provoqué encore d’autres blessures. Quand nous avons constaté la
profondeur des blessures, nous avons enveloppé Schnucksi dans un drap propre et
avons filé en auto chez le docteur, qui heureusement était à la maison. La
blessure derrière l’épaule a dû être
cousue car elle était trop profonde et en bougeant le bras il pouvait
toujours l’élargir. Après 4 jours les pincettes pouvaient être retirées. Il ne
reste que de petites cicatrices qui disparaîtront avec le temps, mais chez nous
il n’y a plus de bouteilles qui traînent !!!
Ce
samedi, dans l’après-midi, les
Mogendorff sont arrivés de Keboemen. Dolf avait des vacances et Vola
voulait absolument me voir, de sorte qu’ils sont venus pour trois jours,
emmenant avec eux leur petite fille (May)
qui a 6 mois de plus que Conrad. Ach, c’était quand même gentil de les
revoir, j’aime beaucoup Dolf, quant à elle, tu sais bien mes pensées, je t’en
ai assez écrit depuis Kediri, mais tout de même elle paraît m’aimer assez sincèrement et il faut apprécier un sentiment pareil quand on
le rencontre dans la vie. Conrad s’entendait très bien avec la petite fille et
depuis qu’il l’a vue faire pipi dans le pot, il trouve intéressant d’en faire
autant. Hurra ! Le matin avant son bain et le soir avant de se coucher il
fait pipi dans le pot et le reste viendra aussi, je ne me fais plus de souci
maintenant.
Nos
jours de fêtes ont très bien passé. Jeudi soir le 7 août nous avons eu la
visite d’un collègue officier de Boili, avec sa femme, et justement votre
télégramme est arrivé. C’est Boili qui l’a tout de suite pris des mains du
facteur et l’a ouvert, parce que moi je ne peux pas encore bien recevoir un
télégramme sans arrière pensée, depuis le télégramme de notre Papali (décès). Le vendredi matin, vers midi
j’ai reçu une immense corbeille de magnifiques glaïeuls de toutes les couleurs
de la part de Conrad.
Le soir
nous avons d’abord été au cinéma puis nous sommes allés souper au restaurant.
Nous avion une gentille petite table et la musique jouait bien pendant que nous
dégustions chacun un petit plat à la carte (car je suis encore toujours
prudente quant à mon régime) avec une bouteille de vin blanc. C’était un peu
beaucoup pour les deux, aussi la Näggeli
s’est levée de table avec un gentil petit … vous savez quoi ! Boili m’a
encore offert d’aller quelque part danser un peu, mais vu qu’il était déjà tard
et qu’il était fatigué du bureau, nous avons décidé de remettre cela une autre
fois et sommes rentrés par un beau clair de lune, heureux et contents les deux,
nous avons vite été admirer notre Conradli qui dormait comme un ange.
Le 9 qui
était un samedi nous avons été invités par Mr. D (Dozy)., le papa de Minnie, à aller au cinéma puis manger au
restaurant chinois. Nous en avons beaucoup joui, j’aime beaucoup Mr. D. Quant à
Minnie, elle est blessée à l’épine dorsale, mais heureusement la moelle
épinière n’est pas touchée, de sorte qu’elle peut se remettre, mais elle doit
rester couchée dans le plâtre pendant trois mois. Koo devait aller en tournée
et a demandé à Minni de venir avec lui. D’abord elle ne voulait pas puis comme
il insistait, elle a cédé mais elle lui a fait promettre qu’il ne prendrait pas
le volant, car depuis sa maladie et sa paralysie, Minnie avait toujours peur d’un
accident d’auto, sachant ce que cela pouvait lui coûter. Koo le lui a promis,
mais à un moment donné, ils étaient près de rentrer, le chauffeur a eu sommeil
et avait mal à la tête, alors Koo a tout de même été au volant (au lieu de
laisser dormir le chauffeur pendant une demi-heure et de lui donner du café à
boire) et n’avait pas conduit 300 m quand l’accident s’est produit. Ils
descendaient justement une pente assez raide, quand les freins de la voiture
n’ont pas joué. C’était une voiture neuve qui n‘avait probablement pas encore
été bien révisée. Koo a naturellement été très abattu et Minnie très énervée,
mais il paraît que maintenant cela commence à aller mieux. Madame D. est restée
là-bas pendant trois semaines pour les remettre un peu en train et prendre les
dispositions nécessaires pour Minnie qui sera amenée ici à Java sitôt qu’elle
pourra être transportée. Heureusement si tout finit bien, mais cela a été
terrible. Ils ne m’ont pas dit de faire savoir cette nouvelle à la famille de
sorte qu’il vaut mieux que tu n’écrives pas avant que je te le demande. Ils ne
peuvent tout de même pas aider en quoi que ce soit et c’est inutile de les
mettre en soucis pour le moment. Les docteurs assurent que Minnie se remettra
complètement.
Le 10
août était un dimanche. J’ai garni une tourte le matin et nous avons encore été
en ville acheter des chocolats, car j’attendais des visites pour le thé. A midi
nous avons eu le dîner traditionnel de la maison, le riz comme toi tu le fais,
un poulet et de la salade aux concombres, puis une glace à la vanille avec des
fraises. Frank et Go sont venus, ainsi que leur ami d’Oxford qui m’a donné de
magnifiques orchidées Pour le thé, j’ai eu Rie (Rie Fraay), tu sais l’amie qui m’a appris à coudre puis les La B.
avec leurs 5 enfants. J’avais fait beaucoup de sandwiches, ma tourte et un tas
d’autres petites choses et nous avons pris le thé au jardin. C’était gentil, le
soir j’ai encore eu la visite d’un jeune homme qui venait de Chine et ainsi
toute la journée a passé comme dans un hôtel. Boili voulait me donner un jeu de
ciseaux, de très bons ciseaux dont j’aurais grand besoin, mais il a été
impossible de trouver ce que nous cherchions. C’est donc encore un cadeau en
perspective. Pour nos 8 ans de mariage, nous nous somme payés un nouveau radio,
spécialement pour pouvoir entendre l’émission suisse. Il y a quelques mois que
notre vieux radio n’allait plus et j’avais toujours peur que votre télégramme
arrive avant que nous en ayons un neuf.
Hier
Annie (Elout) m’a tout d’un coup
téléphoné, je tombais presque des nues, car nous ne les voyons plus du tout.
Lui (Frank Elout) a été malade ces
dernières semaines, d’abord une angine, et Oscar allait toujours lui rendre
visite pour lui apporter un rapport du bureau, alors il était dans son lit à
fumer ! avec une angine !!! Oscar en revenant me disait
souvent : cela ne m’étonnerait pas qu’il tombe encore plus malade, avec
une conduite pareille, et voilà, cela n’a pas manqué d’arriver. Enfin, il est
mieux maintenant et le docteur lui a ordonné de prendre quinze jours de
vacances. Alors elle m’a téléphoné pour me demander si je pouvais garder leur
fils aîné (Frankje) pendant ce temps.
Quand on a besoin d’eux on sait les trouver, les Woldringhs. Nous avons accepté
tout de même, car il ne faut pas rendre le mal pour le mal. Depuis quelque
temps ils sont assez bien avec le grand ennemi de l’ami aux 4 baisers. Ce
dernier, pendant sa visite, vous en a parlé de cet homme qu’il détestait
tellement, eh bien, maintenant le mari d’Annie se laisse tout à fait faire par
cet home, tu peux penser quels sentiments cela soulève chez l’ami aux 4
baisers ! (Ma foi, j’espère que tu comprendras de qui je parle, car je ne
veux pas dire de noms. Dans 2 jours j’aurai donc ce gosse ici pour deux
semaines).
6 septembre
Cette
lettre doit toujours être interrompue et quand je m’esquive un moment pour
écrire quelques lignes Schnucksi accoure et veut écrire aussi, et quand je le
défends il empoigne la lettre et ne veut pas la lâcher. Il est maintenant dans
un âge où il ne peut pas encore s’amuser tout seul ou alors il s’amuse avec
tout ce qu’il ne doit pas. Il a aussi cette habitude (parce qu’il est enfant
unique encore) de toujours vouloir que maman soit avec lui et alors je n’ose
pas fixer mon attention à autre chose. Je veux bien que ces jours-ci il est
enrhumé et il lui vient 4 molaires, et deux dents, tout ensemble.
8 septembre
Frankje
Elout, le soir, mange ensemble en même temps que Schnucksi, alors Schnucksi a
vu qu’il mangeait avec la fourchette et le lendemain il a réussi à chiper ma
fourchette et depuis il mange aussi avec la fourchette, sans que je lui aie
rien dit ou montré. C’est fou ce qu’il apprend de choses ce gosse, tout seul,
rien qu’en observant de lui-même. Pourtant j’ai des journées très pénibles avec
lui, il pleure à tout moment, des fois sans raison apparente, parce qu’il doit
avoir mal aux dents. Il n’a pas envie de s’amuser non plus et toujours encore
son nez qui coule.
Hier
j’ai eu Rie Fraay à dîner ici, son mari est à la clinique pour quelques jours.
Je
prends maintenant un cours de cuisine javanaise où j’apprends à faire de la
rijsttafel. Nous sommes une dizaine de dames et nous avons beaucoup de plaisir.
Je t’ai
déjà écrit, je crois, qu’en cas
d’urgence (invasion etc) je suis employée au poste des enfants du
quartier. Nous serons toujours deux dames qui devons s’occuper de la
cuisine et des enfants. J’aime bien cela car ainsi je puis avoir Schnucksi avec
moi, et en lieu sûr. Il ne faut jamais te faire du souci pour nous, je saurai
bien me tirer d’affaire quoi qu’il arrive. Nous sommes bien organisés
maintenant ici et cela nous donne à chacun un sentiment de sécurité. (Les Japonais avaient déjà envahi l'Indo-Chine en 1940. et préparaient, comme on le sait à présent, l'invasion de la Malaisie et des Iles Philippines).
Je crois
que je ne t’ai pas encore remerciée pour ta lettre 259. Je vois que vous
jouissez de nouveau de notre Chalet, ah oui, vous avez raison, c’est un coin unique au monde. J’y pense
souvent, et j’avoue que des fois l’envie ne me manque pas d’y être avec vous et
surtout d’y voir courir notre Conradli. Quand il se couvrira de boue vers le
lac comme les Charlous autrefois ! Ou bien est-ce que ce ne sera plus
possible ? Avec toute cette civilisation !!! Enfin, n’y pensons pas
trop, tout arrive à temps pour qui sait attendre !
10 septembre
Il faut
absolument que je finisse cette lettre ; pour pouvoir le faire en paix, je
suis venue me cacher dans la chambre pendant que Schnucksi est seul sur la
terrasse dans son box, et ma foi, je vais le laisser crier jusqu’à ce que j’aurai
fini.
Hier
soir, nous avons été tirer Boili et moi avec les La Bastide. Nous sommes
membres maintenant d’un club de tir
et cela nous plaît beaucoup. Pour dire que c’était la première fois que j’avais
un fusil en main, je n’ai pas eu de trop mauvais résultats car 5 fois de suite
j’ai tirée au beau milieu du but. Probablement c’était plutôt dû au hasard qu’à
mon adresse, dommage !
Notre
congé d’Europe est encore tellement incertain. C’est très difficile pour Boili
de prendre des vacances, vu qu’il n’est presque jamais au bureau, alors j’ai
l’intention de louer un bungalow de nouveau pour 1-2 mois de sorte qu’il puisse
y venir pour les week-end. Pour moi aussi c’est nécessaire d’aller à la
montagne chaque année maintenant, car je n’ai plus non plus la résistance d’il
y a 3-4 ans, c’est logique. Mais avant de pouvoir partir, il me reste encore
beaucoup à faire, car Conrad n’a plus rien d’assez grand à mettre, c’est fou ce
qu’il grandit.
Je pense
souvent à notre Padreli, mais plus avec tristesse, seulement avec tendresse. Je
suis contente de le savoir dans la grotte tout près de toi et au cœur de son Chalet qu’il aimait
tant. Je prie pour que toi aussi tu puisses penser à lui ainsi et que la
solitude ne te pèse pas trop. Aussi toute ma tendresse à mes petits frères,
cela me rend si heureuse qu’ils soient toujours bons et gentils pour toi, cela
me soulage beaucoup. Ce n’est pas que je m’attendais à autre chose de leur
part, mais la vie !!! Mes chers, si Dieu nous accorde de nous revoir, nous
tâcherons de savoir en jouir de ce bonheur, d’en jouir pleinement et
consciemment. Ah, c’est presque trop beau d’y penser. En attendant, prenons
patience et surtout sachons avoir confiance.
Mille
bons muntschis à vous tous et mon affection à tous ceux qui ont encore de
l‘amitié pour moi.
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