samedi 27 juin 2015



Le 30.9.1933

NM/Poelau Bras,
Copie d’une lettre à ma meilleure amie et témoin de mariage, le 10.8.1933
Florence Schenk


Ma Flock chérie
Dans quelques jours nous allons arriver à Sabang, une île au nord de Sumatra, d’où je pourrai t’envoyer cette lettre. Je profite de t’écrire un petit moment pendant qu’Oscar joue au pingpong avec un des passagers. Je n’ai pas beaucoup l’occasion d’avoir la machine sans cela car il l’emploie beaucoup pour écrire ses rapports, et comme le travail vient avant tout, je me retire pour mes choses privées.
De mon voyage je ne te dirai pas tellement, mais je joindrai à ma lettre une copie d’une de celles que j’ai écrit à la maison et où je donne une petite description de ma vie à bord. A toi, ma Flock chérie, j’aime mieux te raconter un peu de ma vie privée, de ma vie de jeune mariée en voyage de noce soi-disant. Tu sais que tu as toujours été mon second moi en quelque sorte, et naturellement cela continue, même que peut être malgré la distance j’apprécierai cet état de choses encore plus, car je n’ai plus maman près de moi, et maintenant je ne peux pas tout lui écrire. Tu comprends il y a des choses que la distance et la correspondance rendent plus graves qu’elles ne sont et une maman comme la mienne se fera vite du souci où il n’y a vraiment pas lieu de s’en faire. A toi, ma Flock, je t’écrirai tous ces petits riens de ma vie journalière, pas les choses extérieures, mais celles qui se déroulent intérieurement entre Oscar et moi et souvent en moi seule.
Tout d’abord je peux dire franchement que mon mariage peut jusqu’ici et pourra être considéré comme un mariage heureux. L’entente en grandes lignes est très bonne entre Oscar et moi. Nous nous aimons et cela naturellement est la chose principale, enfin le bon fonds y est, comme d’ailleurs nous l’avions prévu et tu n’as donc pas besoin de t’en faire, malgré de petites brossées à contre poils que je te raconterai de temps à autre.
La première chose que le mariage m’a enseignée, c’est que j’avais plus de coins à arrondir que je ne pensais, et que nous le pensions nous deux, parce qu’enfin, Flock, te trouves-tu tant de défauts ? Franchement, non, hein ? Eh ! bien ma belle enfant, c’est tout le contraire, on en est farcie, je te dis, de ces coins qu’il faut arrondir à tout prix si tu veux te faire une vie tant soit peu possible et agréable. Il s’agit surtout de petites choses en dedans de toi, vis à vis des actions de ton mari. Flock, nous les jeunes filles, on se fait encore une fausse idée du mariage, c’est à dire, toutes modernes que nous sommes, nous avons encore beaucoup trop d’illusions. J’ai pris la grande résolution de faire ton éducation dans ce sens, et en même temps je ferai la mienne en me raisonnant de la bonne façon, car enfin il faut bien que j’en vienne à bout toute seule puisque je vais vivre au milieu d’étrangers à qui l’on ne raconte pas ces choses. Voilà déjà conseil no 1 : apprends à bouffer les choses toi-même en gardant toujours un extérieur souriant. Ne compte pas sur ton mari pour t’aider en cela, non, puisque la plupart des choses à bouffer viennent de lui. Maintenant voyons voir ce qu’il y a à bouffer. Naturellement c’est de moi que je te parlerai, je sais bien que chacune a des expériences différentes. Quand tu n’es pas encore mariée deux mois tu t’attends à ce que ton mari soit encore aux fines herbes avec toi, c’est à dire qu’il aime à être seul avec toi, avoir de longues causeries, des petites promenades le soir au clair de lune, des conversations intéressantes, en un mot la vie à deux, rien qu’à deux pour laquelle il soupirait pendant les fiançailles. On se réjouit à l’avance, on se dit qu’il y a encore tant de choses que l’un ignore de l’autre, on a pourtant vécu plus de 20 ans une vie séparée et quand on aime quelqu’un on tient à tout savoir de sa vie antérieure, etc, etc. Au lieu de cela que trouves-tu ? Quand tu veux faire quelques pas pour te donner un peu d’émulation sur ce bateau, ton mari est fatigué, quand tu propose une partie de pingpong, il n’en a pas envie, quand tu lui demandes de pouvoir lire un peu de hollandais et de faire une dictée, il n’en a pas envie non plus ou il a justement envie de travailler pour lui. Tu vas me dire que je suis sotte, que je ne sais pas m’y prendre ou pas me plier, peut être bien que oui, mais je me sens sotte ce soir et ça me plaît de l’être, comme je ne peux l’être avec lui, c’est avec toi, mon second moi, et toi tu auras bien la patience de m’écouter et même de me gronder, pas ? Oui, gronde moi dans tes lettres, je m’en réjouis déjà, parce qu’au fond, Flock, le plus beau c’est d’être une petite fille, c’est si difficile quelque fois d’être une grande personne, de toujours savoir toi-même et toute seule ce que tu dois ou devrais faire. Enfin pour en revenir à notre charmant sujet, attends-toi à ce que ton mari se plaise beaucoup dans la société des autres personnes, quelques-unes très intéressantes, je le veux bien, à ce qu’il recherche cette société, tellement que par moment tu te demandes pourquoi il t’a mariée. (Ah ! la jalousie !)Tu es assise à côté de lui, oisive pour le moment, il va demander une autre personne pour jouer au pingpong, une personne qui ne joue même pas mieux que toi, et il te demande : ça te fait quelque chose ? Pardi, on répond que non avec un sourire, que veux-tu faire d’autre, seulement tu restes à te demander pourquoi il ne t’a pas demandée, toi.
Tiens en ce moment même, j’écris pendant qu’il a été rendre une visite à un des officiers, il vient de rentrer dans la cabine, je .. Ah ! non je me trompe dans ma méchanceté, il est revenu j’ai cru qu’il repartait pour de bon. Il est revenu parce qu’il est fatigué, il va au lit et se mettra à lire, donc je peux bien parler encore avec toi. C’est fou, mais j’ai un besoin de parler quelque fois, de communiquer mes pensées, et je n’arrive pas à mon compte avec lui. Avec les autres passagers je ne peux pas le faire non plus, ils sont tous hollandais et c’est très difficile de les faire parler une autre langue, du moins les dames. Alors, comme ça, ça me démange. Résultat : bouffe-la ta démangeaison. Tu as envie d’un baiser ? Oh ! non, huit fois sur dix c’est toi qui doit le donner au lieu de le recevoir !
Flock, dis-toi bien que tant que tu es célibataire tu comptes pour un entier mais une fois mariée tu dois plus que t’oublier toi-même, toujours penser à l’autre (ça irait encore, c’est pour ça que nous sommes femmes au fond, et nous aimons le faire) mais aussi t’habituer à ce que l’autre ne pense pas à toi. Bien entendu je ne parle pas ici des grandes choses, non, des toutes petites dans la vie de chaque jour. Je t’assure que c’est bien celles-là qui me donnent le plus de fil à retordre, ces mille et un petits riens qui te mettent de mauvaise humeur, et une fois de mauvaise humeur tu as tant de peine de te remettre toute seule, sans être grondée, car bien entendu, il ne sait rien. Peut être bien qu’il a aussi de ces moments à passer et qu’il écrirait une lettre semblable à la mienne. Comment veux-tu que je le sache, je ne suis pas encore assez calée pour percer les silences.
Ah !Pouff ! maintenant je souris de nouveau, c’est dehors la raclée, c’est comme un ballon dégonflé en dedans de moi. Dis, pas de mauvaises pensées, hein ? Et maintenant : c’est mon homme, c’est mon homme, ce n’est pas qu’il est beau, qu’il est riche ou costaud, mais je l’aime, mais je l’aime…..

Et voilà tout.

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