2.10.1933
NM/Poelau Bras, Océan indien
Pendant 2 et demi jours nous avons
passé la mer Rouge, j’ai presque pris mal à cause de la chaleur, l’air était
mouillé tant il était humide, avec 35°, la transpiration ne séchait pas.
Naturellement impossible de travailler, personne ne faisait rien que dormir. 3
fois par jour on prenait des douches, avec de l’eau pompée de la mer, mais elle
était aussi chaude que l’air. Maintenant nous avons à nouveau un air délicieux
et frais la nuit.
La vie ici va son train, tout
gentiment. Parmi les passagers la glace est rompue et on ne se regarde plus
comme des chiens de faïence. Ce qui m’embête le plus est de ne pas encore bien
savoir le hollandais, cela empêche un contact agréable avec les passagers,
parce que beaucoup de personnes de leur côté se trouvent un peu gênées ou
timides de parler soit allemand ou anglais et moi je ne peux pas encore soutenir
une conversation en hollandais, souvent aussi je ne comprends pas ce qu’on me
dit, toutefois tout le monde est très gentil avec moi et même se donne la peine
de m’enseigner, mais vous comprenez ce n’est pas la même chose que si je
pouvais parler à mon aise. Sitôt installée à Keboemen(Kebumen) je vais
m’y mettre de toutes mes forces. Le malais n’avance pas beaucoup non plus,
naturellement, je ne peux jamais suivre, quand on a le mal de mer on n’a pas
envie de travailler. C’est drôle, les djongos
(serviteurs) ici à bord ne savent pas ou ne veulent pas comprendre le
hollandais, alors il faut parler avec les mains, les pieds et n’importe quoi
pour se faire comprendre. Cela me fait rire quelques fois, mais je m’arrange
toujours pour ne rien avoir à leur dire, Oscar aussi ! Toutefois ils sont
très agréables ils ne me font plus du tout peur et je crois que je saurai très
bien les commander dans ma maison. C’est si drôle de vous parler de ma maison,
je ne peux pas encore le réaliser que je suis mariée et que je vais aux Indes,
et pourtant ce serait le moment !

Nous avons ici à bord un docteur
très intéressant, il est le médecin du bateau. Oscar a fait sa connaissance et
découvert que c’était un homme très instruit. Il est aussi psychiatre.
Une autre personnalité avec
laquelle nous sommes bons amis est l’un des deux prêtres. Un père jésuite,
énormément instruit, il a étudié 20 ans avant de devenir prêtre. Il a environ
40 ans, il a l’air très jeune et il l’est. Je m’entends très bien avec lui,
mais j’ai bien soin d’éviter toute conversation sur la religion etc, parce que
je sais d’avance que j’en sortirais battue, alors il vaut mieux ne pas s’y
aventurer. C’est la première fois qu’il va aux Indes, pour donner des leçons
d’anglais dans une grande école missionnaire. Je crois bien que nous
maintiendrons nos relations. Tout à l’heure j’ai fait une partie de ping-pong
avec lui et j’ai pu rire, après un bon coup de sa part, il m’a tiré la langue
de plaisir, ça m’a semblé tellement drôle de lui dans sa soutane noire. Quand
il fait très chaud ils mettent des soutanes blanches, on dirait deux
marionnettes en chemise de nuit. Le Javanais est bien gentil, mais c’est un
prêtre tout plein, toujours à prier et pas intéressant autrement.
Hier soir, 1er octobre,
nous avons eu le diner d’adieu du capitaine. C’était très bien, chaque passager
avait un gentil cadeau. Moi j’ai reçu un très joli bloc note avec le couvercle
en métal et émaillé noir, dessins modernes. Oscar a reçu un étui à cigarettes
en métal blanc, joliment guilloché. Le capitaine a tenu un petit discours. Je
les ai fait rire plusieurs fois avec mon hollandais. Aujourd’hui le capitaine
m’a proposé d’aller chez le cuisinier pour apprendre à cuire. Je ne sais pas si
je le ferai, vu qu’il reste si peu de temps et que chaque jour maintenant nous
entrerons dans un port différent, il y aura toujours quelque chose à voir et je
ne veux pas manquer cela non plus.
C’est Oscar qui emploie presque
toujours la machine à écrire. Il en est vraiment enchanté. Pour nous, au fond,
c’est notre plus beau cadeau de noce, il le dit aussi.
En ce moment il y a un grand
bateau qui passe, tout le monde regarde. Il y a quelques jours nous avons passé
un bateau hollandais rentrant en Hollande, et suivant la coutume, les deux
bateaux ont passé tout près l’un de l’autre et nous nous sommes fait adieu.
C’était un moment poignant, les deux bateaux allant en sens contraire,
transportant chacun des passagers vers leurs destinées différentes les uns
allant aux Indes, les autres revenant et allant vers la patrie qu’ils ont
quittée. Quand sera-ce notre tour de rentrer ? Telle était la question
dans le cœur de chacun.
Nous venons de passer le premier
phare de la côte des Indes. Il pleut tout ce qu’il peut tomber et pour sortir
sur le pont il faut même mettre quelque chose de chaud. Cette nuit par exemple
nous allons employer nos couvre-pieds, faits par maman.
Ce soir à Sabang nous recevrons un courrier air-mail, mais je ne pense pas
qu’il y aura quelque chose pour nous. Je ne peux pas assez m’étonner comme la distance
n’est rien pour moi. Il y a seulement la séparation. Donc si j’avais été en
Hollande seulement, j’aurais aussi été séparée des miens et je préfère être
dans un trou aux Indes parce que tout trou que ce sera, il n’en reste pas moins
une grande nouveauté pour moi, tandis que la Hollande….. bäh !
Entre temps nous sommes arrivés à
Sabang et restons ici jusqu’à demain à midi. Je suis sortie sur le pont et par
un clair de lune merveilleux j’ai vu devant moi une montagne surgir de la mer
et enfin nous avons aperçu le port et la ville de Sabang, du moins ses
lumières.
 |
Sumatra pointe ouest |
 |
Port de Sabang avec le Poelau Bras |
4 octobre 1933
Hier nous avons passé la matinée à
Sabang (Ile Pulau Weh) notre première étape des
Indes. Pour le moment nous sommes arrivés à Belawan, un autre port de Sumatra qui me plaît encore plus. La nature
y est grandiose et le genre de vie va me plaire beaucoup, du moins à ce que
j’ai pu juger à première vue. Ces forêts de palmiers m’ont fait une profonde
impression et en certaines choses m’ont rappelé nos forêts de sapins, par leurs
longs troncs droits. Nous arrivons dans la plus mauvaise saison, le Kentering,
il fait chaud et il pleut, mais cela ne m’a pas encore incommodée beaucoup,
j’ai seulement toujours sommeil.
Hier à Sabang nous avons eu un beau tour d’auto, par toute l’île et avons
aussi vu un lac dans les montagnes, de toute beauté, mais qui ne peut pas se
comparer à un de nos lacs, c’est si différent. Sabang a une piscine d’eau douce dans laquelle nous avons vite pris
un bain, à un moment donné Oscar a perdu sa chevalière dans l’eau, mais nous
l’avons retrouvée ce qui est une grande chance. Nous avons aussi longtemps
regardé les enfants d’une école chinoise qui avaient la récréation, moi je vais
bien aimer les chinois, en tout cas leurs enfants sont uniques.
Je viens de surprendre un coolie qui me regardait écrire par
un coin de fenêtre laissé libre par les jalousies. Sa figure noire et ses
mauvaises dents ne sont pas des plus belles. Le bateau est plein de ces coolies
qui y viennent à chaque port pour charger et décharger les marchandises, naturellement
il y en a toujours plus que nécessaire. Pourtant on s’aperçoit aussi de la
crise ici, les entrepôts ont été bâtis pour contenir plus de marchandises
qu’ils n’en ont actuellement, on le voit clairement, et aussi les bateaux
allant en Hollande sont remplis de monde.
Pour venir ici à Belawan nous avons dû remonter la
rivière un long bout, c’était magnifique et pourtant il pleuvait et tout était
gris. Cet après-midi nous allons à Medan,
une ville un peu plus à l’intérieur, mais une des plus grandes de Sumatra.
Notre bateau reste ici jusqu’à 4 ½ heures.
Savez-vous ce qui me frappe
ici ? tous les hommes, je parle des blancs, sont jeunes, grands et
tellement actifs. C’est bien sûr les jeunes qui viennent travailler ici pour
faire fortune et ensuite ils s’en vont, mais cela donne un cachet spécial à la
vie ici, tout est jeune et actif. Et c’est si large et étendu Quand je pense à
tout ce que les gens pensent des Indes, non, cela me fâche, maintenant que je
vois par moi-même. En tout cas, je crois que j’ai trouvé mon eau pour nager à
l’aise.
Ceci n’est pas du tout bien écrit,
je vais si vite et puis il y a toujours quelque chose à voir et je ne suis pas
encore habituée à la machine (comment le serais-je Buby ne s’en sépare
pas !) elle n’a pas de cédille, alors j’écris toujours « ca »,
ca irait trop long de le faire autrement.
Voilà, nous partons pour Medan.