jeudi 16 novembre 2017





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(Batavia) 13.1.1942
à la main


Mes bien chers,
Je viens d’apprendre qu’on peut de nouveau envoyer des lettres et je m’empresse de vous donner de mes nouvelles. Je joins cette lettre à une lettre écrite le 24 novembre et qui n’est pas partie parce que je voulais toujours ajouter quelque chose, je suis contente de pouvoir le faire maintenant.
C’est donc ce lundi où je devais avoir l’ami à souper que la guerre a été déclarée ici (7.12.1941 Pearl Harbor). Oscar a dû partir immédiatement après que nous avons entendu la nouvelle par la radio, je te supplie, maman de ne pas te faire de soucis pour nous. Quoi qu’il nous arrive, j’ai remis nos vies à Dieu. Oscar aussi lit sa bible anglaise et y puise sa force. Il vient à la maison une fois par semaine environ, pour quelques heures et chaque fois nous nous quittons réconfortés
.
J’ai été seule pendant Noël et Nouvel An, je n’ai pas versé une larme.
J’ai fait un arbre pour Conrad, mais cela ne lui a fait aucune impression. J’avais invité plusieurs femmes seules comme moi et j’avais ici 6 enfants, tous environ de l‘âge de Conrad. J’ai été invitée à dîner chez l’ami avec d’autres femmes seules des employés du bureau. C’était très gentil. Tout le monde est très très gentil pour moi je suis beaucoup entourée et j’ai beaucoup d’invitations pour aller vivre ensemble avec l’un ou l’autre, ce qui se fait beaucoup ici, vu qu’il y a tant de femmes qui n‘aiment pas rester seules à la maison. Moi pas, je ne quitte pas ma maison si je n’y suis pas obligée par force majeure. Je remercie Dieu de m’avoir donné Conrad. Depuis Noël environ, il répète tout ce qu’on lui dit et il commence joliment à parler. C’est trop beau, il est une joie de tous les instants pour moi, malgré que parfois je ne sais plus où me mettre pour avoir un peu de tranquillité !!! Il a un petit ami ici avec qui il s’amuse très bien et des fois je dois aller me cacher pour rire, rire, tellement ils sont drôles ! Vois-tu, c’est ainsi que je n’ai pas l’occasion de laisser pendre la tête, et quand j’ai un moment bleu, je me réfugie dans ma chambre et je vais puiser de nouvelles forces.
Maman, mes frères, j’ai peut-être encore beaucoup de chagrin qui m’attend (Nelly est bien consciente de la situation politique en Asie, mais refuse d’en parler explicitement dans ses lettres à sa maman), à quoi bon ne pas regarder les choses en face, mais j’aimerais vous convaincre qu’il ne faut pas vous faire de soucis pour nous. Croyez-moi, mes chers, ne pensez pas que je vous écris ainsi pour vous tranquilliser ou quoi que ce soit ; non, je vous ai toujours écrit la vérité selon ma promesse à toi maman, avant mon départ, et ce n’est pas maintenant que je vais vous mentir. Jusqu’à présent nous n’avons encore rien eu ici, mais cela peut venir. Nous sommes organisés comme à Londres. J’ai dépensé sans compter pour me procurer un maximum de sécurité. Je reste ici à Batavia, à moins que nous ne soyons évacués par l’ordre du gouvernement, mais je ne pense pas que cela se fera. Oscar est bien exposé, je ne vous le cache pas, et non plus que cela est ma grande anxiété, mais mes chers, c’est justement en ça que je me sens tellement supportée que cela tient du miracle. Si vous en voulez une preuve, eh bien, c’est tout le monde qui vient chez moi chercher de la force, consolation ou apaisement. Il ne se passe pas un jour que je n’aie pas de visites et des fois des femmes que je connais à peine. Si donc je n’étais pas moi-même calme et sereine, sûrement les gens ne viendraient pas ainsi. Maman, ne laisse pas l’anxiété gagner ton cœur, garde confiance.
Ne sachant pas si mes lettres vous parviendront, je vais vous télégraphier tous les deux mois si cela est possible. Dans mon dernier télégramme pour ta fête, Mamali, je n’ai pas mis, bons vœux, mais j’espère que tu auras tout de même senti qu’ils y étaient. Merci de votre télégramme reçu 2 jours après Noël et qui m’a fait un immense plaisir.
J’ai tricoté et je tricote encore un nombre incalculable de bonnes chaussettes de laine ( !)  pour Oscar. J’ai aussi toujours de ses amis qui viennent me rendre visite ! Et je les gâte comme toi tu le fais aussi.

Je suis si reconnaissante que nous ayons encore eu ce séjour à la montagne. Nous nous portons bien, et après la première semaine de guerre pendant laquelle j’ai souvent eu mal au ventre et senti mon foie, je n’ai plus eu mal et me porte très bien heureusement. Du reste, notre vie continue normalement, chacun étant calme et résolu.
Je sais que les Kinsbergen sont arrivés (*voir commentaire au bas de la page), mais je n’ai pas encore eu l’occasion d’avoir contact avec eux, cela viendra car naturellement je tiens à avoir le paquet que tu leur as remis pour Conradli.
Mon fidèle Kaidi ne me quitte pas, il est devenu un ami plutôt qu’un serviteur, j’en suis très heureuse.
Et voilà mes bien chers, je vous quitte pour aujourd’hui, nous sommes unis et confiants dans le Seigneur. Toutes mes prières, mes pensées et mes bons vœux. Aussi all the best de Boili et un baiser de Conrad.


*
Famille Kinsbergen, de Biel/Bienne
Charlotte « Lotti » Schmid, née 1906, était une amie de Nelly à Bienne. Elle a épousé en 1934 Salomon « Pam » Kinsbergen, commerçant en horlogerie. Ils ont eu deux enfants, Manus et Franca, tous deux plus âgés que Conrad. Vers fin 1941, Pam étant d’origine juive, ils ont émigré à Java, alors encore colonie néerlandaise. Pam a été recruté dans l’armée. Début 1942 Lotti et ses enfants ont été internés dans un camp de concentration japonais. Ce furent les pires années de leur vie, mentionne-t-elle.
(source : Lotti Kinsbergen – 101 Jahre erfülltes Leben, Mémoire régionale, Bienne, www.memreg.ch, traduction sommaire par C. Marchand)
                                                                                  



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